Interview de Lucien Colonel, mercredi 17 novembre 2004

 

J’ai été déporté à Buchenwald le 17 janvier 1944 et après à Dora, malheureusement on ne restait pas toujours dans les mêmes camps, on nous faisait beaucoup voyager, ensuite je suis parti en kommando où on était 400 et nous travaillions à la construction d’une voie ferrée alors qu’à Dora on a travaillé à la construction du camp. Ce kommando était en plus un camp disciplinaire, le camp disciplinaire d’Osterhagen. Début avril, devant l’avance des armées alliées qui envahissaient le III° Reich, on nous a évacués des camps même des grands camps comme Buchenwald, Dora, Dachau, etc. et on a appelé ce que l’on a fait les marches de la mort, on nous a évacués parfois en chemin de fer mais surtout à pied certains on fait des centaines de kilomètres à pied en particulier ceux qui ont été évacués d’Auschwitz et qui sont partis sur Buchenwald ils ont fait tout ce chemin à pied parmi eux il y avait Elie Wiesel. Elie Wiesel avait 17 ans et il a été libéré dans le mouroir de Buchenwald. Il y avait eu déjà énormément de victimes dans les camps de concentration mais à partir de début avril jusqu’à fin avril-début mai selon les camps, il y a beaucoup de déportés qui sont morts au cours de ces évacuations que l’on a donc appelé les marches de la mort. Les déportés étaient évacués à pied et ceux qui ne pouvaient pas suivre étaient abattus par les SS d’une balle dans la tête, plusieurs dizaines de milliers de malheureux sont morts alors qu’ils avaient vécu dans l’univers concentrationnaire des semaines ou des mois parfois des années bien que les SS aient estimé la durée de survie dans les camps à 9 mois, j’y suis resté 18 mois. Donc ces gens qui avaient vécu des semaines, des mois parfois des années dans l’univers concentrationnaire ont été exterminés la veille ou quelques jours seulement avant la libération des camps.
En avril 1945, j’étais donc dans le Kommando d’Osterhagen et plus précisément de Wieda qui était le centre de trois Kommandos : Osterhagen, Nixei et Mackenrode et il y a eu un regroupement dans ce camp de Wieda et moi j’étais à l’infirmerie parce que j’avais mangé des pissenlits et j’avais une infection de la bouche qui me donnait de la température parce que pour être admis à l’infirmerie ce que l’on appelait le Revire dans les camps, il fallait avoir 39.5-40° sinon on n’était pas admis. Donc le matin du 6 avril, on s’aperçoit qu’il y a un regroupement dans le camp de Wieda, et on était entassé dans les chalis dont une partie s’est effondrée entraînant la mort de 6 personnes cette nuit là. Le lendemain matin, les SS ont regroupé tous les valides et ils sont partis et nous qui étions à l’infirmerie nous sentions que les Américains étaient très proches car on entendait la canonnade donc on attendait d’être libéré ici. En fin de matinée, des SS sont arrivés et nous ont regroupés comme nous étions à l’infirmerie nous étions en chemise c’est tout, ils nous ont regroupés sur la place d’appel et nous sommes partis pour la gare de Wieda en traversant cette petite localité de 1000-1200 habitants, nous étions pieds nus en chemise et à la gare on nous a entassés dans des wagons. Le premier soir, on a logé dans une usine désaffectée où on a retrouvé des déportés qui avaient travaillé dans cette usine. Le lendemain matin, le 8 avril, on a retrouvé les déportés qui étaient partis à pied le 7, on nous a de nouveau entassés dans des wagons, 80-100 par wagon comme la première fois que nous avons été déportés mais la différence était que quand j’ai été déporté de Compiègne à Buchenwald je pesais 74 kg alors que dans cette évacuation on avait plus que la peau et les os (je faisais 36 kg) ce qui signifie qu’il nous était impossible de s’asseoir. On a vécu du 7 au 11 avril dans ces wagons, sans boire et sans manger, on était enfermé dans les wagons et à chaque fois que le train s’arrêtait, toujours en rase campagne, les SS faisaient le tour du convoi, ils ouvraient les portes et on sortait les cadavres parce que la mortalité était incroyable dans ce train.
 Le 11 avril, on s’est arrêté à la gare de Leztsingen et le bruit à couru qu’on allait nous donner une soupe, nous n’avions rien mangé depuis 5 jours mais surtout rien bu or si la faim est terrible, la pire épreuve que nous ayons pu vivre c’est la soif, rien n’est plus terrible que la soif, c’est vraiment pire que tout ! On a donc commencé à descendre sur le quai de la gare de Letzingen et il y avait aussi des SS et tout d’un coup deux chasseurs américains sont arrivés et ils ont mitraillé la locomotive, ils ne savaient pas mais ils mitraillaient tous les convois parce qu’il y avait de la troupe, etc. Il y a eu un moment de panique et à proximité de la gare il y avait un bois, une scierie et un bois et avec un copain de Grenoble, on a tenté, on est parti vers le bois. Mais en Allemagne, tous les bois sont très propres, il n’y a pas de broussailles comme chez nous, tout est nettoyé. Au bout de plusieurs minutes, le mitraillage était fini alors les SS qui s’étaient réfugiés dans ce bois se sont ressaisis et ont pourchassé les gars qui s’évadaient. Quand on a vu ça, moi je n’en pouvais plus, j’étais complètement épuisé, alors mon copain est resté avec moi, on est revenu au train, on est monté dans un wagon on a refermé la porte et on a attendu. Au bout d’un certain temps, on a regardé par les lucarnes du wagon pour voir ce qui se passait et on a vu le regroupement sur le quai, les SS ont vidé le train, ils ont regroupé tout le monde sur le quai et on a vu partir le convoi. Quand on n’a plus entendu de bruit, c’était à la tombée de la nuit, on a ouvert les portes, il y avait 5 ou 6 cadavres qu’on a déshabillés, jetés sur le quai et avec leurs vêtements on s’est fait des couches pour pouvoir dormir et on a refermé le wagon. Je me suis habillé un pantalon, deux vestes, sachant que si j’étais exterminé, on ne me retrouverait jamais car j’avais une veste de Russe et une veste de Polonais. Il y avait 18 mois que j’étais dans les camps, c’était la première fois que l’on passait une nuit exceptionnelle, pas de bruit, on était presque à l’aise et le lendemain matin il faisait un temps magnifique, on a bénéficié d’un printemps précoce et exceptionnel. Le lendemain matin, le 12 avril, on a ouvert les portes du wagon et on est descendu pour chercher à manger et on s’est retrouvé au moins une trentaine de déportés sur le quai qui comme nous s’étaient caché et avaient passé la nuit là et tous nous cherchions à manger. On allait et venait quand tout à coup on a vu arriver des paysans, des gens de la Volkstum, c’était des gens trop vieux pour être mobilisables mais quoi étaient armés pour la défense du territoire et sous la menace de leurs fusils, ils nous ont rassemblés sur le quai de la gare, deux sont partis et sont revenus un moment après avec un tracteur et un char à banc, une plate forme et on a rejoint le convoi qui était parti la veille à pied, à l’entrée du village de Burgstall. Quand on est arrivé tout le convoi était rassemblé en bordure d’un chemin de campagne, dans un champ, il y avait une pause car, cela je l’ai appris plus tard, ici à Burgstall, les SS avaient ordre de nous exécuter, il y eut des conciliabules entre le commandant SS du convoi et le maire et je crois le notaire du village qui sentant arriver les Américains n’ont pas voulu se « mouiller », les SS ont alors reformé le convoi. Avec mon copain, nous étions assis au bord d’un fossé et on s’est rendu compte que ce fossé devait être assez profond, j’ai alors dit à mon copain que tout ça allait mal finir, sans doute l’intuition, et on a donc décidé de se jeter dans le fossé qui était effectivement profond. 25 ans après je suis retourné sur les lieux et cela n’a pas beaucoup changé, j’ai retrouvé l’endroit exact où je m’étais évadé. On a donc plongé dans le fossé et personne ne nous a vus, quant on a plus entendu de bruit, on est sorti du fossé et on a couru vers un bois où on s’est retrouvé avec une 10 de déportés dont 3 Français, qui avaient attendu le bois pour s’évader, pour se mettre à l’abri de la Volkstum, des SS qui encadraient le convoi mais c’était une pagaille indescriptible, on était environ un millier de détenus. On s’est alors organisé, on a passé la nuit dans le bois, on s’est fait des abris avec les branchages et la nuit on a entendu la canonnade, on a su après que c’était la bataille pour la prise de Magdebourg qui était à environ 40 km à vol d’oiseau. Le lendemain matin, le 13 avril, on surveillait la route qui allait au village, du bois on voyait le village et la route, on faisait très attention, et c’est là que l’on a vu arriver les Américains, c’était 17 heures environ, je le sais car j’ai demandé l’heure à un GI. Quand on a vu les blindés américains, on est sorti du bois, on leur a fait signe et une jeep est arrivée. On a appris ensuite que c’était la première fois qu’ils découvraient des déportés, on était squelettique, lorsqu’on m’a pesé deux jours après je pesais 36 kg, les Américains ont contacté la Croix-rouge et on a vu arriver des infirmiers. On leur a fait signe qu’on avait faim mais la première chose est qu’ils nous ont fait mettre à poil car on était dans des conditions effroyables, et la première chose qu’ils ont fait a été de nous photographier. Puis, ils nous ont passé au DDT, le désinfectant car nous étions rongés par les poux, on avait des plaies car les poux nous suçaient le sang depuis plusieurs mois dans les camps, ensuite ils nous ont habillés avec des treillis de l’armée américaine. Mais ils n’avaient de rations alors ils nous ont donnés ce qu’ils avaient, avec mon copain, on a eu un paquet de sucre, de deux kilos et du beurre salé, alors à pleines mains on mangeait le sucre et le beurre et quand on m’a hospitalisé ensuite j’avais un taux de diabète très élevé car tout ça était passé directement dans le sang, le docteur de l’hôpital nous a d’ailleurs interdit de manger du sucre. Ensuite, les Américains ont fait un tas avec nos défroques et ils y ont mis le feu, ce n’était pas comme dans les films que vous avez pu voir, on a pas sauté au cou de nos libérateurs, on s’est rendu compte que l’on avait à faire à l’armée américaine mais on était tellement KO, tellement abruti que l’on a pas pu réagir, on a senti mais…mon réflexe a été de demander l’heure, je ne sais pas pourquoi, ce sont des choses inexplicables. Alors seulement quand on a vu brûler ces défroques de déportés…
(silence de douleur)
quand on a vu brûler ces défroques de déportés alors là seulement on a réalisé que l’on sortait de l’univers concentrationnaire nazi en voyant brûler ces vêtements de bagnards, avec leur matricule car on était réduit à des matricules, et là ça a été un instant formidable pour tous. Le soir, on est allé se promener dans le village, tous les habitants étaient là, il y avait même toute une unité américaine qui a fait la pause dans ce village de Burgstall, on s’est promené et c’était notre premier jour de liberté, on sortait du tunnel, on sortait du néant. Vous voyez ce n’est pas grand chose de voir brûler des défroques et pourtant ce moment là a été plus fort pour nous que de voir arriver les troupes américaines. Cela s’est passé le vendredi 13 avril, date de mon deuxième anniversaire, celui que je fête chaque année. Le 15 avril, nous avons été amenés à Gardelegen où nous avons été hospitalisés dans une caserne et le 16 avril après avoir été interrogés les Américains ont compris que nous faisions partie du convoi qui le vendredi 13 avril a été exterminé dans la grange de Gardelegen. Tout mon convoi, tous les gens des Kommandos de Wieda, Osterhagen, Nixei et Mackenrode, tous ces gens là ont été rassemblés dans une grange où avait été répandue de la paille arrosée d’essence, ils ont fermé les portes, ils ont cerné le bâtiment et ils y ont mis le feu. Le 16 avril, les Américains nous ont amenés sur les lieux, ils avaient commencé à sortir les corps, alignés, et il y avait les membres des jeunesses hitlériennes, de la volkstum du village de Gardelegen que les Américains ont fait venir sur les lieux ainsi que toute la population pour leur faire voir ce charnier et ensuite ils ont creusé des tombes individuelles. Il y a eu huit rescapés de cette tragédie, huit rescapés qui étaient dans la grange, 2 Russes, 1 Hongrois, 3 Français dont un seul est encore vivant Amaroque Selvi qui habite à Florensac, 2 Polonais. Fin août 2004, j’étais à Gardelegen, il y a eu un voyage du souvenir il y avait des familles de déportés qui sont morts dans cette tragédie et on m’a demandé en tant que rescapé de venir témoigner. Nous sommes quelques-uns uns à avoir ce titre de rescapés de Gardelegen car nous nous sommes échappés avant et je suis l’un de très rares survivants.
Voici, l’histoire de ma libération mais il y a eu comme cela énormément de marches de mort qui ont fait des dizaines de milliers de victimes, de gens qui aux portes de leur libération ont été exterminés.

Pourquoi les Américains vous ont pris en photo le 13 avril?
Par stupeur, quand ils sont arrivés à Gardelegen et qu’ils ont découvert l’horreur, ils ont été horrifiés à tel point que le général qui commandait la division a fait venir toute la population de Gardelegen, en particulier tous les notables, pour leur faire voir ce qui s’était passé et ils voulaient évacuer la ville et la détruire et c’est le pasteur qui est intervenu. J’ai lu son récit il raconte que c’était la première fois qu’il se mettait à genoux devant un homme, il s’est mis à genoux devant le général pour éviter la destruction de la ville. Et tous les SS retrouvés dans le secteur, jusqu’au 8 mai, ont été abattus, tellement les Américains ont été choqués, scandalisés.

Et votre ami de Grenoble a été arrêté avec vous ?
Mon ami Pierre Mantile a été arrêté avec moi, on a été séparé à un moment puis on s’est retrouvé en janvier 1945 au Kommando de Mackenrode et on a fait l’évacuation ensemble, c’est avec lui que j’ai tenté de m’évader le 11 avril. Il est encore en vie aujourd’hui, il a le même âge que moi, on a été arrêté ensemble le 11 novembre 1943. Mais lui était un peu plus costaud que moi et quand on a voulu s’enfuir du train le 11 avril il a vu que je ne pourrais pas tenir le coup et il est resté avec moi, finalement notre évasion a réussi le 13 et nous sommes tous les deux des rescapés de la grange de Gardelegen.

Est-ce que vous pouvez nous expliquer qui était le Kapo que vous appeliez « la fouine » ?
C’est à Gardelegen, c’était vraiment un… les Kapos, c’était des…, celui-là à la libération il a eu son compte. C’était un baron authentique le baron Von Iven, assassin de sa belle-mère. Il nous a racontés ça un matin… un matin je ne sais pas ce qu’il avait après les Français, les coups de schlague pleuvaient et il ne s’acharnait que sur les Français et à un moment il nous appelle « alles Franzosen, Komme » pour nous dire qu’on commençait à l’exaspérer qu’il en avait marre de nous et qu’il allait nous exterminer tous les uns après les autres. Il a continué en nous demandant si on savait pourquoi il était là et c’est là qu’il nous a expliqué qu’il avait été condamné à la prison à perpétuité pour avoir assassiné sa belle-mère à coup de hache. Donc vous voyez la plupart des Kapos étaient des criminels, des droits communs qui avaient été sorti de prison pour nous encadrer dans les camps, les triangles verts. Ils étaient à la solde des SS et ils faisaient leur travail bien, plus que bien même, parce que sinon ils étaient cassé de leur grade et ils étaient rétrogradés comme tout le monde. Dans le camp disciplinaire d’Osterhagen, il y avait tous ces gens là, les Kapos, les chefs de block, Vorabeiters, policiers, tous ceux qui avaient des fonctions dans les camps, tous ceux qui avaient fait des bêtises qui étaient cassé de leur grade étaient envoyés là, il devait y avoir environ 300 hommes comme ça et il fallait un Kommando de 400 et nous à Dora, on nous a pris dans les rangs comme ça au hasard pour compléter les 400 et on a subi un régime… avec tous ces gens là qui étaient des droits communs, des verts.

Avaient-ils un régime particulier ?
Ils ne travaillaient pas, ils nous commandaient et en plus ils se débrouillaient pour nous voler de la nourriture, on n’en avait pas beaucoup, mais le peu qu’on avait, ils nous en volaient. Donc ils étaient mieux nourris et surtout ils ne travaillaient pas.

Comment s’est passé votre retour ?
A la libération, j’ai eu du diabète à cause du sucre et du beurre que les Américains nous ont donné mais après j’ai pu manger comme eux, ils nous donnaient les rations qu’ils avaient. D’abord, j’étais à l’école de cavalerie de Gardelegen, transformée en hôpital, et là les Américains faisaient un peu attention à la nourriture qu’ils nous donnaient. Vers le 2 ou 3 mai, j‘ai été transféré à l’hôpital de Munster où on nous a un peu bridés, on faisait très attention à ce qu’on nous donnait à manger et ensuite j’ai été transféré sur l’aéroport d’Hanovre, on couchait sous les tentes de l’armée américaine. Une petite anecdote, quant je suis arrivé sous la tente, il y avait un lit de libre au milieu de tous les lits, alors je m’installe, je m’allonge et je vois au-dessus de moi le numéro 13, les gars qui ont vu ça n’ont sans doute pas voulu rester mais moi le 13 c’est mon chiffre. Et une nuit j’avais soif, il y avait des infirmiers américains alors je les appelle et ils m’amènent du jus de fruits, je découvrais les jus de fruits alors mon voisin me dit « oh, ils t’ont donné du jus de fruits ! » alors je lui ai dit d’appeler mais à lui, ils lui ont ramené de la flotte. Ensuite, j’ai été rapatrié par avion par l’armée américaine, en arrivant à Paris, le 4 juin 1945, j’ai été transporté à l’hôpital américain de Neuilly mais les Américains ne nous gardaient pas, je suis resté un jour puis les Français m’ont récupéré et m’ont transporté à l’hôpital Bichat à Paris où on m’a demandé mon adresse. Le secrétariat à envoyer un télégramme et mes parents ont reçu « Lucien Colonel_Bichat » et c’est tout et c’était les premières nouvelles qu’ils avaient de moi depuis 16 mois parce que du jour où je suis arrivé en Allemagne, ils n’ont plus eu de nouvelles de moi. Je suis né à Paris, alors ma mère a su que j’étais à l’hôpital Bichat et ma tante qui était assistante sociale dans l’armée, une femme qui a fait beaucoup de résistance, qui était agent de liaison dans le Vercors, est venue me récupérer à Bichat. J’avais la gale et à Bichat, ils ne voulaient pas me garder donc j’ai été transporté à l’hôpital St Louis où je suis resté 8 jours pour soigner ma gale et ma mère est arrivée avec une autre de mes tantes et elles m’ont ramené à Aix-les-Bains vers le 12-14 juin. A Aix-les-Bains, j’ai été transporté à l’hôtel du Louvre qui était un centre sanitaire, plusieurs hôtels avaient été réquisitionnés pour accueillir les prisonniers de guerre et les déportés, et nous les déportés, on était à l’hôtel du Louvre et ensuite quelques mois plus tard j’ai été hospitalisé au plateau d’Assy, au sana de Sancellemoz où je suis resté 2 ans. Quelques mois plus tard car je ne suis pas parti au sana tout de suite, j’en avais marre des hôpitaux, j’ai fait des bêtises d’ailleurs car j’ai rechuté, donc je suis monté à Sancellemoz le 23 juillet, on a attendu de fêter mes 20 ans et je suis redescendu 2 ans après le 13 juillet 1947 et je me suis fixé à Annecy. Et c’est seulement en 1952, que j’ai pu reprendre une activité comme reporter photographe au Dauphiné.

Donc c’est seulement en 1952 que vous vous êtes remis physiquement
En 1952, j’étais à peu près remis. J’ai été opéré trois fois, 2 opérations puis une autre en 1970 quand j’étais en activité, on m’a fait un pneumo, on insuffle de l’air entre la plèvre et le poumon pour contracter le poumon pour qu’il se repose parce que j’avais des cavernes. Quand je suis arrivé à Sancellemoz, le médecin m’a dit que mon poumon gauche ressemblait à un gruyère et comme le pneumo n’a pas réussi, on m’a décollé la plèvre du poumon à la main, j’ai eu 2 opérations une en haut puis une en bas pour faire une seule poche. Quand je suis redescendu du sana, j’allais me faire insuffler de l’air avec un trocart pendant 3-4 ans tous les 10 jours j’allais chez le pneumologue et c’est pour cela que je ne pouvais pas reprendre une activité. Et on ne nous laissait pas sortir de sana si on était positif, bacillaire, quand on était négatif au bout de trois mois on pouvait sortir du sana. Enfin, ils ne pouvaient nous obliger à rester mais il fallait signer une décharge pour sortir avant et c’était à nos risques et périls.

Et moralement, combien de temps vous a-t-il fallu ?
J’ai fait des cauchemars durant les 5-6 premières années, je me suis souvent retrouvé avec les SS, les Kapos, je réveillais mon épouse la nuit, souvent j’étais obligé de me lever pour me dire que j’étais bien ici. Et surtout les premiers mois de retour en France, dans la rue, on était toujours en train de se retourner, toujours, par peur parce que dans les camps on marchait et tout d’un coup on prenait des coups de schlague sans savoir d’où ça venait et ça m’a poursuivi pendant plusieurs mois, la peur de recevoir un coup. Et quand je suis retourné en Allemagne pour la première fois en 1950, 5 ans après, j’ai fait un très gros effort mais j’étais très très mal à l’aise parce que quand on croisait des Allemands, on se disait que peut-être ils avaient été des SS. J’ai été très souvent en Allemagne car je fais partie de différentes organisations, maintenant ça m’a passé, mais au début c’était très pénible, entendre cette langue, voir ces gens et cela nous a poursuivi très longtemps. A mon premier retour à Buchenwald, alors que Weimar était sous occupation soviétique, on a retrouvé le camp pratiquement intact et c’est le commandant soviétique qui nous a ouvert les portes. On était une trentaine de rescapés, seuls, sans familles, et sans se concerter, comme ça, ça a été instinctif, on est rentré dans le camp et on a découvert la place d’appel vide, naturellement vide et on ressortait et on rentrait et on ressortait et tous, on a fait cela plusieurs fois. Le commandant a été tellement intrigué qu’il a demandé à l’interprète ce que nous faisions et nous lui avons expliqué à quel point c’était important pour nous de rentrer dans ce camp libres et surtout d’en ressortir libres sans SS pour nous compter. Cela a été un moment dans mon existence… vous savez, il y a les vêtements qui brûlent, ce premier retour à Buchenwald et puis il y a 2 mois ce retour à Gardelegen. La première fois que je suis retourné à Gardelegen, c’était en 1965 avec mon épouse, 20 ans après, j’étais accompagné d’un journaliste dont j’avais fait la connaissance au service de presse et là je me suis effondré …
(silence de douleur)
Il y a 2 mois, j’ai été obligé de m’isoler, il y a eu une cérémonie commémorative…
(silence)
j’ai dû rester un moment tout seul et là je vous avoue… il y a un peu de culpabilité…je n’y suis pour rien mais…
(silence)
mais pourquoi moi je suis ici et ils sont tous là…pourquoi je suis là …pourquoi … 1016 dans ce cimetière…
(silence)
Il fallait avoir une très grande force de caractère et vous voyez quand je retourne à Gardelegen même 59 après je craque, je suis obligé de m’isoler de me mettre dans un coin. C’est la vie mais pourquoi ? … Pourquoi ? …
C’est vrai qu’il fallait une grande force de caractère car pour ma part rien ne m’a aidé ni la politique ni la religion alors que pour certains leur croyance est sortie renforcée quand ils sont rentrés, moi je suis rentré renforcé dans mon athéisme. Après avoir vu tout ce que j’ai vu et j’ai beaucoup de camarades qui étaient croyants et qui ont perdu la foi en voyant tout ce qui s’est passé et pour d’autres c’est le contraire ils se sont raccrochés à dieu et ça les a aidés.

Vous aviez conscience que ces évacuations seraient définitives ?
Oui et je l’ai dit à mon copain, j’avais cette intuition que ça allait mal se terminer, il fallait qu’on  s’évade. Le fait que l’on doive être exécuter à Burgstall, je l’ai su plusieurs années après avec le témoignage du maire etc. mais non on sentait que ça allait mal se terminer. Et qu’il fallait faire le maximum pour se sortir de ça.

Et 1965 c’est l’année où vous parler
Oui, 1965 c’est l’année où pour la première fois je me confie, j’ai témoigné pour le Dauphiné Libéré et c’est aussi l’année où je suis retourné à Gardelegen. C’est 20 ans de silence total même mes parents, mon épouse, ils ont appris ce qui m’était arrivé par les deux pages du Dauphiné de mon récit avec mon n° de matricule seulement mais pas mon nom. Ce témoignage m’a libéré d’un poids.

Y a-t-il des personnes qui ont refusé de vous croire ?
C’était tellement irréel. On ne décrit pas l’indescriptible, ce n’est pas possible encore aujourd’hui il y a des choses que je ne peux pas vous raconter car vous allez penser que ce n’est pas possible qu’ils aient vécu des choses pareilles. Ce n’est pas possible, c’est inimaginable… inimaginable, les gens ne peuvent pas se figurer ce que l’on a vécu journellement. Ce n’est pas que les gens nous aient dit qu’ils ne nous croyaient pas mais c’était tellement irréel, inimaginable que nous avons pensé qu’ils ne nous croiraient pas et qu’ils penseraient ensuite que tout cela nous « avait tapé sur le cigare »
Quand je suis rentré en 1945, je faisais 36 kg et je n’avais pas 20 ans, alors les gens ont vu que l’on était dans un état squelettique et ils ont attribué cela à un manque de nourriture mais pas aux coups, pas à l’acharnement au travail 12-14 heures par jour sous la schlague, pas les brimades, les pendaisons et tout le reste. On partait le matin sans savoir si on rentrerait le soir, des assassinats presque journellement par les Kapos plus que par les SS
(silence)
Tout ça les gens ne l’ont pas vu, ils ont attribué notre état au manque de nourriture uniquement, c’était plausible, et c’est ce que les Américains ont vu tout de suite aussi quand ils nous ont photographiés pour les témoignages.

(Allusion à l’interview de Mme Jeanne Cilia que son médecin à refuser de croire, lui affirmant que ce n’était pas possible et que ce devait être son mari qui la battait et donc elle s’est tu)
C’est un exemple de refus, moi je me suis auto-censuré, ce n’était pas la peine de témoigner et de plus on voulait oublier, on voulait se sortir de ça. Mais je me suis aperçu que ça n’était pas possible, même 60 ans après ce n’est pas possible et en plus à chaque témoignage ça revient et ça revient, j’ai déjà plusieurs rendez-vous. Ce n’est pas toujours facile pour moi de revenir sur cette époque vous avez vu, j’ai des moments où… et portant j’ai beaucoup de volonté …

C’est important ce que vous faites, un témoin c’est autre chose qu’un cours pour les élèves.
Oui, j’espère. Ce n’est pas la même chose, les enseignants doivent expliquer l’histoire comment s’est arrivé, l’avènement du régime nazi, cela c’est à vous de le faire, moi je veux témoigner de ce que j’ai vécu dans les camps ça ne me concerne pas l’histoire, bien sûr je participe à l’histoire je la connais mais je ne veux pas parler de ça mais de ce que j’ai vécu.
Par exemple, il m’est arrivé de témoigner avec Bella Malamou, c’est la seule survivante en Haute-Savoie je crois, de Birkenau où elle a été déportée à 16 ans. Parce que l’on parle toujours d’Auschwitz mais Auschwitz c’est Buchenwald, Dachau, Mathausen sans plus, la seule chose à Auschwitz, c’est que les nazis ont fait les essais du gaz Zyklon B et ont exterminé 20 000 prisonniers de guerre soviétiques mais sinon c’était un camp d’extermination par le travail. Il faut vous mettre dans l’idée que l’extermination ce n’est pas Auschwitz c’est Birkenau, camp créé à 3 km d’Auschwitz pour exterminer les Juifs et les Tsiganes. Auschwitz a été un camp comme les autres mais bien sûr aujourd’hui c’est le seul camp qui soit sous la protection de l’UNESCO donc il est absolument intact, c’était des casernes polonaises qui ont été occupées par l’armée allemande où ils ont mis des prisonnières soviétiques et ensuite ils les ont transformées en camp de concentration. Mais ce n’est pas « l’architecture concentrationnaire » comme Maidanek, Mathausen, le Struthof, Birkenau, des baraques à l’origine des écuries pour l’armée allemande qui ont été transformées en baraques d’internement où les nazis ont entassé les gens, c’est l’architecture concentrationnaire. Maidanek est impressionnant car 1/3 du camp est encore absolument intact et les baraques qui restent sont authentiques et servent de musée comme Auschwitz, ce sont des bâtiments de deux étages en briques. Cela vous pouvez le voir dans mon exposition de photos.

Les Juifs étaient-ils dans des convois à part ?
Les camps de concentration ouvrent en 1933, le but des nazis, du III° Reich est d’exterminer tous les opposants au régime nazi, cela commence en 1933 à Dachau, les sociaux-démocrates, les communistes, les politiques d’abord après les droits communs, les homosexuels, des pasteurs, des prêtres sont déportés dans les camps pour les exterminer par le travail. D’abord pour les rééduquer, Dachau est un camp de rééducation dont quelques Allemands vont être libérés puis le camp de rééducation devient camp de concentration puis ensuite la guerre commence, l’Europe est occupée et tous ces résistants, politiques, les communistes en particulier, des pays occupés sont déportés dans les camps. Il y a deux sortes de camps, deux sortes d’extermination, la première l’extermination par le travail Dachau, Buchenwald, Mathausen, Ravensbrück pour les femmes, on nous fait travailler jusqu’à l’épuisement total 12-14 heures par jour, on nous nourrit très peu, on dort très peu, deux obsessions manger et dormir nous poursuivent continuellement, c’est pour cela qu’on les a appelés les camps de la mort lente, on meurt tout doucement. La seconde, les camps d’extermination systématique où les Juifs et n’oubliez pas les Tsiganes sont envoyés, Birkenau (1.350 millions de victimes), Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka (700 000 victimes) ce sont des trains entiers qui arrivent sans problème, il y a une sélection seulement à Birkenau à un moment car il y a une usine Buna ( ?) d’IG Farben qui vient de se créer et les plus vaillants y sont envoyés pour travailler cela ne représente que 20% d’un convoi, les autres hommes, femmes, enfants arrivent sur le quai de la gare et directement  sont envoyés à la chambre à gaz.
Il y avait aussi une chambre à gaz au Struthof, à Ravensbrück, à Dachau mais elle n’a jamais fonctionné, à Mathausen, à Flossenburg mais pas à Buchenwald, il n’y avait pas de chambre à gaz partout, mais il y avait partout des fours crématoires sauf on ne sait pas pourquoi à Treblinka puisque les corps étaient mis dans des fosses.

Quand avez-vous entendu parler des camps d’extermination ?
Quand je suis arrivé à Buchenwald jamais avant. J’ai été arrêté le 11 novembre 1943 et ensuite interné à Compiègne. Les deux grands centres d’internement en France, Drancy pour les Juifs et Compiègne pour les déportés résistants et politiques, d’autres déportés sont partis de Lyon, de prison mais Compiègne est vraiment un centre de rassemblement avant le départ pour l’Allemagne. A Compiègne, nous savions que nous allions partir pour l’Allemagne, c’était le paradis à côté de ce qui nous attendait, on était en France, la nourriture était loin d’être suffisante mais on ne travaillait pas, la Croix-Rouge deux fois par semaine nous amène de la soupe, on reçoit notre correspondance, les colis de nos familles. Je suis arrivé à Compiègne le 15 novembre et je suis reparti le 17 janvier, nous savions que nous allions partir pour l’Allemagne mais nous ne connaissions ni les uns ni les autres l’existence des camps de concentration. Comme il y avait le STO auquel étaient astreints les jeunes de 21 à 23 ans, on était persuadé que nous allions partir travailler en Allemagne dans les usines en particulier car tous les gens du STO partent travailler en usine et c’est tout. Et un jour, on nous rassemble, on fait l’appel, on avait déjà des numéros de matricule mais on avait toujours nos noms, Lucien Colonel matricule 20 463 alors qu’en Allemagne c’est terminé Lucien Colonel on n’en parle plus c’est le 39 777. De là, nous sommes partis en train (cf. récit interview de 2003) mais pas dans des wagons de voyageurs comme le STO dans des wagons à bestiaux et déjà là on s’est dit qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas et on arrive à Buchenwald et tous les gens sont habillés en bagnard alors on comprend que ce n’est pas le STO et dans les jours qui suivent on se rend compte que l’on est dans un camp de concentration. Voilà comment j’ai fait connaissance avec les camps.

Après votre évasion, se sont les Américains qui vous ont pris en charge jusqu’à votre retour ?
J’ai vu les premiers officiers français à l’hôpital de Munster, à l’époque c’était une pagaille indescriptible, il fallait voir l’Allemagne, les ruines, etc. c’était épouvantable. Mais je vous avoue que les déportés ont été en général un peu oubliés à côté des STO, des prisonniers de guerre qui eux étaient valides, peut-être pas bien portants mais qui pouvaient se déplacer, qui allaient et venaient et nous étions totalement HS, nous ne pouvions pas réagir, nous étions au fond d’un lit et voilà et c’est vrai qu’on nous plus ou moins oubliés. Mais ce sont quand même les Américains qui se sont occupés de notre rapatriement, je n’ai pas vu la Croix-Rouge avant Munster. Je vous avoue que j’ai une profonde rancune auprès de la Croix-Rouge internationale qui vis-à-vis de nous a été en dessous de tout. D’abord pour mes parents qui se privaient pour donner tant par mois à la Croix-Rouge internationale à Genève pour me faire parvenir des colis, or la Croix-Rouge internationale savait qu’elle n’avait pas de contacts avec les camps de concentration, elle ne pouvait pas visiter les camps (hormis la visite mise en scène du camp de Terezin), mais elle a toujours accepté l’argent sans dire qu’elle ne pouvait pas me joindre, ma mère m’a laissé les reçus. Alors bien sûr, à la libération elle est intervenue dans les grands camps, mais moi je ne l’ai jamais vue.

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