Témoignage de Walter Bassan, 15 décembre 2004
Le sujet du concours national de la Résistance et de la déportation 2004-2005
Le sujet est la découverte du système concentrationnaire nazi qui a fait beaucoup de victimes, le thème se poursuit avec -crime contre l’humanité- et –génocide-. Le sujet est intitulé comme cela car il y a deux catégories de déportations, la déportation des Résistants donc des opposants qui ont rejoint les opposants allemands au nazisme et la déportation raciale qui relève du génocide, c’est la destruction systématique, la mort de toutes les familles, de tous les individus jeunes, vieux,… La déportation des Résistants est un crime contre l’humanité car c’était quand même des combattants, qu’on le veuille ou que l’on ne le veuille pas, et ils n’ont eu aucune garantie, les nazis ont décidé qu’ils seraient éliminés et en attendant d’être éliminés physiquement, il fallait les torturer, les briser. Voilà pourquoi le thème porte ces deux termes –crime contre l’humanité- et –génocide-.
Le parcours dans la Résistance
Je suis déporté résistant, je suis d’une famille antifasciste italienne, mes parents ont combattu Mussolini et ses chemises noires et à la sortie ils n’ont eu qu’une seule solution celle de quitter l’Italie s’ils voulaient continuer à vivre et à faire vivre leur famille. Mon père est venu en France, il est d’abord allé en Belgique mais cela ne lui plaisait pas, puis il a voulu se rapprocher le plus possible de la frontière car dans les années 20 ce n’était pas facile de circuler. Il est venu en Haute-Savoie et il a trouvé du travail à Juvigny chez un minotier qui était certainement un Républicain convaincu car il a tout fait pour l’aider. Et en 1930 le reste de la famille est arrivé dont moi qui avais 3 ans à l’époque, nous y avons habité jusqu’en 1939. Toute mon enfance s’est passée à Juvigny toujours dans un vif esprit antifasciste car mes parents n’avaient pas changé d’esprit. En 1939, la minoterie de Juvigny a fermé par suite de la guerre et mon père a dû aller travailler à Annecy alors nous avons déménagé, on habite Annecy donc depuis 1939. Là, j’ai connu tout ce que les autres jeunes et tout le monde ont pu connaître, ce n’a pas été l’occupation immédiate bien sûr. D’abord il y a eu juin 40 et l’armistice et ensuite la collaboration, le gouvernement de Vichy, de Pétain. C’est vrai qu’en 40 pour 80% des Français Pétain était le sauveur de Verdun, il était donc incapable de trahir les intérêts de la France, tout le monde était pétainiste pratiquement à part les gens comme nous qui n’avions pas de racine en France, surtout mes parents parce que moi à 13 ans je jouais aux billes, pour mes parents Pétain ça n’était pas le sauveur. A savoir si on allait suivre Pétain ou le général de Gaulle, le problème ne s’est pas posé, c’était obligatoirement l’opposition. Mais cette opposition ne s’est pas manifestée tout de suite en Haute-Savoie, pas plus chez les uns que chez les autres, il y a eu quelques éléments gaullistes de la première heure mais de là à rentrer dans une filière pour militer contre le régime, cela a demandé quelques mois, ceux qui vous disent le contraire c’est un petit peu enjolivé. En tant qu’adolescent, j’ai subi tout ce que les adolescents ont subi à l’époque c’est-à-dire les interdictions, les limitations de beaucoup de choses, tout ce qui pouvait nous empêcher de nous épanouir. Par exemple dans les écoles, il y avait le mât de Pétain, il fallait monter les couleurs le lundi, au début c’était pratiquement tous les jours, matin et soir et, ensuite c’était une fois par semaine, la montée le lundi et la descente le samedi et on était une catégorie à ne pas apprécier ça, on subissait.
Où étiez-vous à l’école ?
A Annecy, je suis entré tout de suite au lycée Germain Sommeiller,
j’ai eu mon certificat d’études en 1939 à Annemasse. Cela ne s’est
pas très bien passé et au bout de 2 ans j’en suis parti, pour
un tas de raison, ce n’était pas parce que je ne suivais pas mais il
y avait cette perturbation constante qui faisait que l’on en avait marre. Je
suis parti faire un apprentissage en imprimerie, je ne suis pas resté
et finalement je suis rentré dans une bijouterie industrielle, l’usine
Zuccolo et c’est là que j’ai été arrêté avec
tous mes copains, mais on y reviendra.
Les années 40, 41, 42, 43, c’est la montée en puissance et en
âge pour nous. Au départ, on subissait mais on arrivait toujours
à jouer entre nous mais plus on grandissait et plus les interdictions,
tout ce que le gouvernement de Vichy décrétait comme restrictions
était mal vécu, par exemple, il nous était interdit de
nous réunir à plusieurs, de nous amuser finalement, il n’était
plus question de bal depuis longtemps mais quand la bande du quartier voulait
se réunir pour passer le samedi soir à s’amuser, il fallait le
faire d’une façon secrète, dans une cave, parce que c’était
plus insonorisé, et il fallait toujours un ou deux copains dehors pour
monter la garde au cas où une patrouille, soit de flics soit d’Italiens
au départ et d’Allemands ensuite, vienne, passe par-là et nous
arrête par la force des choses. On ne pouvait rien s’acheter même
si on avait de l’argent car il fallait des bons ou des tickets en contrepartie,
ce qui n’était pas facile à avoir, les tickets d’alimentation,
il n’était pas question d’en acheter quant aux bons pour achat de vêtement
ou de vélo, par exemple, c’était ou la mairie ou la préfecture
et si vous n’aviez pas de connaissance dans ces établissements, il fallait
attendre des mois et des mois. Cela a irrité plusieurs d’entre nous même
si on était des jeunots, même si on ne pensait qu’à s’amuser
ou rigoler, ça crispait sérieusement. Et puis en même temps,
dans les années 42-43 en particulier, la Résistance s’est développée
et on avait un certain nombre de copains plus âgés que nous qui
avaient pris le maquis ou qui avaient été arrêtés
mais on ne savait pas ce qu’ils étaient devenus, tout ça enflait,
on en parlait. J’habitais dans un quartier qui s’appelle le quartier de la Prairie,
composé par moitié de Français de souche et l’autre moitié
à l’époque était des Italiens tous antifascistes, ce qu’il
y a de plus beau dans ce quartier c’est que tous les jeunes qu’ils soient d’origine
française ou étrangère, on est tous entrés dans
la Résistance, il n’y a pas eu un seul milicien, il y avait quand même
un beau noyau, je peux vous le dire. On est tous rentrés, à des
dates différentes bien sûr, dans un mouvement de Résistance
et moi, j’ai fait comme les copains en septembre 43. Jusqu’en novembre 1942,
c’était le gouvernement de Vichy, en Haute-Savoie il n’y avait pas autre
chose, le gouvernement de Vichy et sa police, ils n’étaient pas tendres,
ils ne faisaient pas beaucoup de fleurs mais on était quand même
entre nous. A partir de novembre 42, ça a été le débarquement
en Algérie et l’occupation du reste de la France, la Haute-Savoie comme
la Savoie et le comté de Nice ont été occupés par
les Italiens suite à un accord passé entre eux. Ce qui a
été entre parenthèse une belle connerie, un manque de psychologie
de la part des gouvernements français, italien et allemand, d’avoir fait
occuper la Haute-Savoie par les troupes de Mussolini qui réclamaient
l’annexion de la Savoie depuis tout le temps, c’était obligatoirement
se mettre à dos les habitants même les plus conservateurs. Si on
prend l’exemple de la vallée de Thônes, il n’y a pas qu’elle d’ailleurs
mais dans la vallée de Thônes, ils sont d’abord influencés
par l’Eglise catholique pour ne pas dire conservateurs et ils étaient
tous pétainistes sauf quelques exceptions mais quand la Haute-Savoie
a été occupée par les Italiens ça les a fait basculer,
pour moi c’est un manque de psychologie mais tant mieux je n’ai rien contre!
En 42, j’avais 15 ans donc pas de problème, je comprenais mais il y avait
des choses qui m’échappaient. L’occupation italienne a duré jusqu’en
43, et je peux vous dire que ceux qui ont le plus souffert pendant cette période
à Annecy, ce sont les soldats italiens ce n’est pas nous, car nous allions
trouver les soldats italiens mais nous étions en groupe nous avions des
procédés pas très cavaliers, enfin bon… on leur piquait
tout ce qu’on pouvait leur piquer même les plumes sur les chapeaux pour
certains, il y en a qui ont du faire de la prison à cause de nous, on
utilisait les copines qui aguichaient les gars, on sortait tous en bande, on
leur piquait les cigarettes et tout et au dernier moment on se tirait tous,
les copines nous suivaient bien sûr, il n’était pas question de
les laisser entre leurs mains. Voilà mes souvenirs de novembre 42 à
septembre 43, c’est un peu ça, pratiquement tous les samedis soirs ou
les dimanches, il y avait le couvre-feu et il y avait tout mais on arrivait
à se débrouiller, et je pense que les pauvres soldats italiens
ont été nez de bois plus d’une fois, ce sont eux qui ont souffert
plus que nous. Oui mais enfin, ils ont quand même nettoyé des maquis
oui bien sûr mais je parle d’Annecy, il y a eu quand même une partie
rigolade pour nous, on était jeunot et les soldats italiens n’étaient
pas des SS, il faut le dire, ils n’étaient pas conditionnés comme
l’ont été les Allemands, et ces soldats étaient malléables,
sans problème et je peux dire qu’on les a fait souffrir même si
ce n’est pas méchamment. En septembre 43, c’est la capitulation de Badoglio,
les Italiens sont partis et là on a été occupés
par les Allemands et je peux vous assurez que tout à changer du jour
au lendemain, il n’a pas fallu longtemps pour se rendre compte que… l’occupation
italienne, malgré les attaques de maquis, ça a vraiment été
une rigolade. Là, j’avais plus de 16 ans et l’occasion s’est présentée.
Mon frère aîné, Dominique, avait pris le maquis depuis le
début de l’année 43 et mon autre frère, Serge, qui était
à Annecy avec moi, est rentré dans le même groupe que moi.
On est rentré dans les jeunesses communistes puisque dans ce secteur
d’Annecy c’était les jeunesses communistes qui avaient la haute main
et qui relevaient de la compagnie FTP, c’était un mouvement de jeunesse
relevant d’une autorité militaire ou paramilitaire. Pourquoi les communistes,
votre père était-il communiste ? Oui, obligatoirement, mon père
était communiste, il était antifasciste surtout et cela l’a amené
au parti communiste. Mais à cette époque, la question ne s’est
jamais posé pour moi de savoir s’il était vraiment au parti communiste,
on était antifasciste, ça c’est sûr, c’était la grosse
enveloppe. Mon frère et moi, on est rentré dans les jeunesses
communistes parce que c’était les jeunesses communistes qui avaient la
haute main sur le quartier, c’était pas compliqué, il y aurait
eu les jeunesses catholiques on serait rentré…non, en fait je ne crois
pas. Il faut voir l’état d’esprit de l’époque, le quartier de
la Prairie était un peu le quartier des déshérités,
aujourd’hui il n’y a plus de distinguo entre le centre de la ville et le quartier
car tout est rattaché, mais à l’époque il fallait quitter
Annecy pour venir dans le quartier de la Prairie, d’ailleurs les flics ne venaient
pratiquement pas, personne ne venait à part les habitants. On était
un peu les pestiférés aussi bien les Français de souche
que les autres, ce qui fait que l’on faisait bloc, on a fait bloc dans les idées,
on a fait bloc pour beaucoup de choses. Et voilà comment on est rentré
dans ce mouvement de jeunes, j’y suis rentré en septembre 43, où
nous étions 25, il y a d’autres copains qui sont partis aux Glières
ou qui sont rentrés dans d’autres mouvements, c’était suivant…
Les filières étaient difficiles à cerner mais comme on
était connu comme opposant on se faisait facilement mettre la main dessus
par d’autres copains qui nous disaient de venir avec eux, suivant les occasions
on rentrait dans tel ou tel mouvement l’AS, les FTP, les jeunesses communistes
ou autre chose. Vous étiez dans une compagnie spéciale quand même
oui, la compagnie FTP 93-27 mais je l’ignorais à l’époque,
on n’a pas cherché si loin, on rendait service à la Résistance,
on participait au mouvement anti-collaboration et anti-occupation c’était
tout. Il faut dire qu’on était quand même excédé
par la vie qu’on nous faisait mener, tout ce qui nous empêchait de vivre
normalement. C’était surtout ça qui comptait plus qu’autre chose,
il fallait participer au combat et on est rentré par cette filière.
On relevait des FTP et normalement à un moment donné, on aurait
dû partir au maquis car l’objectif c’était ça, monter au
maquis, mais là ce n’était plus où on voulait, c’était
sous les directives de nos responsables qui vous indiquaient où on avait
besoin de vous, dans tel maquis, dans tel groupe, c’était ce qui aurait
dû se faire. Mais en fait, nous n’avons pas eu le temps de monter car
on a été cravaté avant, on a été vendu avant.
Mais entre septembre 43 et le 23 mars 44 date à laquelle nous avons été
arrêtés, notre participation à la Résistance a été
de distribuer des tracts, des journaux, des tickets d’alimentation que les copains
volaient dans les mairies et je vous assure que cela était vraiment
précieux, un billet de 100 francs à côté d’une planche
de tickets de pain ou de viande, ce n’était rien, cela améliorait
sérieusement l’ordinaire. On nous demandait aussi de prendre en charge
un jeune qui arrivait à la gare d’Annecy et de l’emmener soit du côté
de Sevrier ou ailleurs selon le groupe qu’il devait rejoindre, en lui évitant
de tomber entre les pattes de la police, de la milice, de toutes ces choses
là. C’était par exemple des réfractaires au STO qui avaient
été envoyés par une filière de Lyon à Veyrier
et de là ils étaient pris en charge par quelqu’un d’autre et montaient
au maquis, comme on connaissait bien Annecy, il n’était pas question
de se faire piquer par les flics en traversant. Et puis aussi des armes, un
revolver, un fusil qu’il fallait aller chercher quelque part dans une grange
ou ailleurs et transporter à Seynod ou ailleurs et quelqu’un d’autre
venait la chercher, on n’avait rien d’autre à faire, on recevait l’ordre
d’aller à tel endroit pour prendre quelque chose, et c’est tout, on le
faisait tout seul ou à plusieurs. On a fait cela pendant 6 mois jusqu’au
23 mars quant on a tous été... Il faut dire que le gouvernement
de Vichy offrait des primes faramineuses à tous ceux qui vendaient, qui
dénonçaient des Résistants et je pense que l’un des nôtres
a eu besoin d’argent, il a été alléché par les primes
et il nous a vendus, et on s’est posé longtemps la question de savoir
quelle connerie on avait pu faire pour être arrêté, on l’a
su par la suite, le 23 mars on a tous été arrêtés,
vraiment cueillis comme des fleurs, mon frère et moi à l’usine
Zuccolo.
Vos parents savaient-ils que vous étiez dans une compagnie des
jeunesses communistes ?
Oui, vous savez quand on a été arrêté le 23 mars
1944, mon frère, Dominique, était aux Glières, au commencement
de la bataille des Glières, quant à mon père, il était
revenu à Juvigny car le moulin avait réouvert où il aidait
les paysans à moudre leur blé. Au cours d’une cérémonie,
j’ai retrouvé un gars ancien d’Algérie qui devait avoir 8-10 ans
en 44 et qui se souvenait de mon père entrain de moudre le blé
pour leur donner de la farine, donc il aidait la Résistance et il aurait
pu être arrêté comme je l’ai été, comme d’autres
l’ont été. Quant à ma mère, comme les mères
de tous les copains du secteur de la Prairie, elles ont nourri plus d’une fois
les gars qui traversaient Annecy pour aller quelque part, il fallait les nourrir
alors c’était ma mère ou les d’autres qui le faisaient, il aurait
suffit qu’il y ait une descente de police à ce moment là pour
qu’elles se fassent cravater. Je pense qu’à la Prairie, il n’y avait
pas de secret, on savait tous que l’on appartenait à l’opposition, à
un mouvement de Résistance sans savoir exactement lequel, mais on était
tous de ce côté là et ce n’était un secret pour personne.
Le 23 mars, on est arrêté, le gars nous a vendus à la milice
mais elle n’avait plus la haute main sur la répression en Haute-Savoie
qui était en état de siège depuis janvier, elle y participait
mais le fer de lance de la répression était la SPAC, section de
police anti-communiste, en fait elle s’occupait de tous les Résistants
et pas seulement des communistes et leur siège était à
l’intendance qu’ils avaient réquisitionné pour faire une prison.
La SPAC, ce sont des miliciens mais pas n’importe lesquels, c’était des
vrais inspecteurs de police, des policiers qui avaient opté pour rentrer
dans ce corps de répression anti-Pétain, je peux vous assurer
qu’ils savaient s’y prendre pour cogner, pour éviter au maximum les traces
mais quand un copain était assassiné les traces étaient
là et on ne peut pas dire qu’ils avaient beaucoup de légèreté,
parce que l’on passait tous à la matraque. Mais plus ou moins fort car
dans mon groupe, on avait tous entre 15 et 20 ans, on était opposant,
c’est sûr, mais les policiers ne pensaient pas trouver des chefs importants
parmi nous, alors des coups de poings, de matraque, des claques, on en
a eu mais à part nous faire dire ce qu’on faisait, ce qu’on avait fait,
ils n’ont pas chercher à savoir quels étaient nos correspondants,
nos contacts. De toute façon, on était entre nous plus Roissard
et Ferrolliet, c’était le groupe et c’était tout. Mais le gars
qui nous a vendus, ils l’ont gardé et quand ils nous réunissaient
pour nous passer des savons, entre autre, il était là avec nous,
non seulement il n’a pas gagné sa prime mais en plus ils ne l’ont même
pas relâché. Ce qui fait que pendant un mois nous sommes restés
à l’intendance en nous demandant quelle était la connerie que
nous avions pu faire pour nous faire tous cravater, tous sans exception, mais
comme on était au secret, on n’a rien su à l’intendance. Au bout
d’un mois, ils ont vidé l’intendance et ils nous ont transférés
à la prison St Paul à Lyon, on était environ 200, des gars
qui avaient été arrêtés un peu partout en Haute-Savoie
et pas spécialement communistes, d’ailleurs les ¾ ne l’étaient
pas, ils avaient été arrêtés comme Résistants.
A la prison St Paul, on a eu le régime de tous les prisonniers c’est-à-dire
courrier, visite, tout ce que l’on veut, des colis aussi, et à partir
de là, comme on pouvait communiquer avec l’extérieur, on a su
pourquoi nous avons été arrêtés. Entre temps, tous
les prisonniers politiques de la prison St Paul se sont révoltés,
environ 750 détenus, on a cassé les portes de nos prisons et on
est devenu les maîtres de la prison, seulement à l’intérieur
puisque à l’extérieur la prison était encerclée
par les troupes d’occupation ou de police française. En étant
maîtres de la prison, on pouvait circuler comme on voulait et les copains
ayant appris qui était à l’origine de notre arrestation, ils n’ont
fait ni une ni deux, ils lui ont cassé la figure à tel point qu’il
a dû être emmené à l’infirmerie et quand le 29 juin,
les Allemands ont pris tous les prisonniers politiques pour les déporter
en Allemagne, ils n’ont pas vidé l’infirmerie donc lui a été
libéré lors de la libération de Lyon car pour l’administration
c’était toujours un prisonnier politique. Mais étant libéré,
il savait très bien qu’il ne pouvait pas revenir à Annecy sinon
il allait y passer donc il s’est engagé dans l’armée de Lattre
qui avait libéré Lyon et le hasard a voulu qu’il soit tué
sur le front de l’Alsace, cela a arrêté toute poursuite, c’était
le plus pur hasard puisque nous étions en Allemagne. Nos responsables
de la compagnie FTP avaient comme nous appris dans quelles conditions on avait
été arrêté et pourquoi, c’est pour cela que ce pauvre
gars était condamné.
La prison St Paul, c’est la prison mais rien de marrant malgré tout parce
qu’on était cinq dans une petite cellule faite pour un, on couchait par
terre parce que même s’ils avaient eu des lits ils n’auraient pas pu les
mettre. Le plus moche, c’était la nourriture, c’était dégueulasse
car elle était faite par des prisonniers de droit commun, il y avait
une sorte de mafia, comme dans toutes les prisons les gars condamnés
à des années finissent par coiffer certaines parties de l’administration
et ils font ce qu’ils veulent, ils se regroupent c’est une mafia, encore nous
on avait de la chance parce qu’on avait des colis. Pour manger la soupe dans
nos gamelles, il fallait fermer les yeux car sur le dessus de la soupe, il y
avait une couche de moucherons, c’était visible comme une couche de crème
dans la soupe, et là à la place de la crème il y avait
des moucherons et de temps en temps dans la cuillère de soupe, il y avait
un cafard. Au moins, en Allemagne on mangeait mal c’est sûr, on mangeait
presque rien c’est sûr, mais on faisait confiance à ce qu’on mangeait
parce que c’était les copains qui le faisaient, c’est toute la différence.
La déportation
Le 29 juin 44, on est embarqué dans un train à Lyon directement pour l’Allemagne, on est arrivé 3 jours après à Dachau vous êtes encore avec vos copains ? Oui, avec les 25 mais pas avec les autres c’est pour cela que vos numéros de matricule se suivent ? A l’arrivée à Dachau, on est tous dans le même convoi. On est arrivé le matin, le train arrive jusqu’à l’entrée du camp, il y avait une ligne qui allait directement à l’entrée du camp, on nous fait descendre du train et entrer dans le camp, tout cela sous les hurlements. Ma première vision, comme celle des copains qui étaient dans mon wagon, les rails sont un peu surélevés par rapport à la place, il y a une place et au bout de cette place il y a un bâtiment où il est écrit en gros Waffen SS. On a alors pensé « les salauds ils veulent nous engager dans les Waffen SS », on se faisait des illusions mais enfin bon…et puis, le train était là depuis un petit moment, en contrebas de la place, on voit un char, style far ouest, un gros char bâché mais aux brancards, sur les côtés et derrière, il y avait des hommes en tenue rayée qui poussaient ou qui tiraient et autour d’eux des SS avec des chiens et là je peux vous assurez que ça nous a tout de suite (soupir) ça nous a vraiment choqués, ça nous a même coupé les jambes je dirais. On nous a fait rentrer dans le camp, on nous a mis dans un coin et on est resté là toute la matinée, on n’a pas bougé, il se trouvait qu’il faisait beau, c’était le 2 juillet mais enfin…on est resté là. Et en début d’après-midi, les SS se sont amené, ils ont appelé un interprète et ils lui font dire « vous êtes entrés par-là et vous ressortirez par-là » donc vous êtes entrés par le portail et vous ressortirez par-là c’est-à-dire la cheminée du four crématoire qui fume, ce qui veut dire que quelques heures après notre arrivée, on sait que notre destinée, quelque soit notre comportement, c’est la mort, on n’a plus d’illusion à se faire. Et puis à partir de là, on a vu tous les gars qui travaillaient, qui allaient et venaient dans le camp en tenue rayée, avec des mines plus ou moins patibulaires, je dirais pour ne pas dire plus. Ensuite, on nous a fait déshabiller, on nous a rasés et on nous a donné un numéro, moi c’est le 75 823 mais on nous a rien donné pour le coudre or il fallait le coudre sur la veste et sur le pantalon, on nous a donné ni fil ni aiguille, il a fallu se débrouiller, on y arrive quand même parce qu’il y a tous les anciens qui sont là. A Dachau, il y a en permanence 20 000 personnes et ils sont comme nous, ils savent qu’il faut aider les nouveaux arrivants parce que si on nous appelle le lendemain, Bassan n’existe plus c’est 75 823, seulement on vous le dit en allemand et si vous ne l’avez pas appris ils le font répéter par un interprète au bout de 2-3 fois et à partir de là vous avez droit à une raclée monstrueuse car c’est l’occasion pour eux de cogner. Voilà… voilà notre arrivée. On nous désinfecte aussi, la désinfection c’est du grésil, ce qu’on passait sur les chevaux, sur les bêtes, on vous passe cela sur toutes les parties du corps, je vous assure que… ce grésil, il y a un épais qui reste au fond et si le gars avec son pinceau va chercher le grésil au fond, il a obligatoirement du grésil pur, passez vous du grésil pur sur la peau et vous verrez les sauts que vous allez faire parce que ça brûle vraiment, c’est du 3ème degré, alors on est tous entrain de danser parce que pour certains ça pique et pour d’autres ça brûle, en se demandant ce qu’on nous a donné pour que ça fasse comme ça. Voilà… On nous donne des habits mais pas tout de suite des tenues rayées, les tenues rayées c’est pour quand on nous expédie en Kommando mais au départ on nous donne des habits de récupération sur d’autres détenus avant nous, j’ai un pantalon je ne sais plus de quoi et une veste de soldat italien avec dans le dos une pièce cousue et quand on regarde depuis l’intérieur on voit qu’il y a un trou, c’était la veste d’un soldat italien assassiné d’un coup de revolver dans le dos. En effet, après la capitulation de Badoglio, il y a eu des troupes qui n’ont pas voulu rester alliées des Allemands et la plupart d’entre eux ont été faits prisonniers et envoyés dans des camps, mais pas des camps de prisonniers, certains sont venus à Dachau et j’avais la veste qui prouvait que certains d’entre eux ont été descendus. Voilà…
Et là vous êtes encore avec vos copains ?
Alors là, c’est la seule fois où tous les prisonniers de Lyon,
on est tous ensemble pratiquement. A l’intendance comme à St Paul, ils
avaient séparé les moins de 18 ans des autres, ils nous appelaient
les pupilles et à St Paul il y a toujours, à mon avis, un bâtiment
pour les pupilles, on était séparé des adultes. Mais à
Dachau, on était tous ensemble, il n’y avait plus de jeunes, de vieux,
d’adultes, on était tous amalgamé. Je suis resté 15 jours
avec mon frère mais un jour, les SS entrent dans ce qui pouvait être
la cour de la baraque, les baraques étaient les une après les
autres et l’intervalle entre chaque baraque constituait la cour sur laquelle
donnait la sortie de la baraque, une petite cour de 5-6 mètres de large
sur toute la longueur du bâtiment et on était enfermé. Les
SS s’amènent et on se met en rang et au garde-vous là où
on est, il se trouve que moi, j’étais tout au fond par rapport à
l’entrée et mes copains se trouvaient devant, les SS les comptent et
relèvent leur numéro, c’était pour les envoyer travailler
dans un Kommando. Moi, je n’étais pas avec eux donc en sortant on discute
et je voulais me débrouiller pour aller avec mon frère et mes
copains, on est allé voir le chef de chambrée qui est un Polonais
qui baragouine le français et on lui explique, il nous dit alors de venir
après la soupe, il suffisait de s’arranger, de trouver quelqu’un qui
prenne mon numéro ou je prenais le numéro de quelqu’un ça
n’avait pas d’importance, le changement pouvait se faire facilement. Mais il
se trouve que pendant la soupe, les SS rappliquent et rappellent tous les gars
qui avaient été désignés dans l’après-midi
et ils sont partis, le malheur c’est qu’aucun d’entre eux n’est revenu vivant
mais moi oui, si j’étais parti avec eux il n’y avait aucune raison pour
que je revienne. Voilà…le hasard c’est ça, vous n’y pouvez
rien, je n’ai rien fait pour ni contre mais c’est… voilà… A partir de
là, on a été séparé les uns des autres, je
suis resté avec quelques copains, des gars de la Haute-Savoie mais la
plupart de ceux avec qui je m’étais amusé, avec qui j’avais milité,
distribué les tracts et autres, eux étaient partis et je ne les
ai plus revus. Voilà… Et moi, fin juillet-début août, j’ai
fait partie du groupe qui a été envoyé dans le Kommando
de Kempten à 60 km de la Suisse et j’y suis resté jusqu’à
la fin.
Que faisiez-vous comme travail ?
Tout, on a tout fait et en particulier du terrassement mais certains parmi nous
ont travaillé en usine, certains assez longtemps d’autres pas du tout
pendant 8-10 jours. L’intérêt de l’usine surtout en hiver c’est
qu’il fait chaud, les bâtiments sont plus ou moins chauffés et
surtout pendant 12 heures vous êtes tranquille les SS ne vous touchent
pas parce que vous êtes en contact avec les civils qu’ils soient Français
ou Allemands, vous êtes au milieu d’une population civile et les SS ne
bronchent pas, ils se rattrapent après mais pendant 12 heures vous êtes
tranquille même si vous recevez des coups après en rentrant, c’est
autre chose, ça c’est quotidien. Sinon, on faisait des chantiers de terrassement
dans le Kommando où j’étais tous les matins après l’appel
qui durait 2 heures quelque soit le temps, c’était une torture morale,
les Allemands nous comptaient et nous recomptaient cela faisait partie du processus
d’avilissement, d’abrutissement. Tous les matins, après tout cela, les
patrons allemands venaient chercher 10, 20 gars selon leur besoin et on partait
selon le nombre il y avait toujours les SS, 1, 2, 3 ça dépendait,
il y avait toujours les Kapos, 1, 2 ou 3 et il y a toujours les chiens, on nous
embarquait sur un chantier où on nous donnait une pelle, une pioche ou
du travail et il fallait bosser sous le regard des civils allemands mais aussi
des SS et des Kapos. Pendant 12 heures, quelque soit le temps, il fallait bosser
avec les coups dès que l’on levait la tête et qu’il y avait un
SS ou un Kapo à côté et que l’on arrêtait de bosser
parce qu’on en avait marre, on recevait un coup de crosse. Moi, j’ai pu aller
travailler à l’usine une fois ce qui m’a donné une trempe supplémentaire
car j’ai trouvé à l’intérieur du tour où je travaillais
un morceau de pain, c’est un civil qui me l’a donné ou un gars du STO,
il y en avait dans l’usine et la plupart du temps ils se sont bien conduits.
Les volontaires moins, on a un copain qui a été accusé
par une volontaire, qu’on appelait la milicienne, de vouloir s’évader
le pauvre vieux est mort, est-ce qu’elle avait entendu une conversation entre
lui et un gars du STO je ne sais pas mais toujours est-il qu’elle s’est amenée
au camp et ils ont appelé le copain qui a disparu c’était fini
il était mort. Mais avec les autres il n’y avait pas de problème,
et donc un jour, il y en a un qui m’a donné un bout de pain et il y a
eu une alerte donc il y a eu rassemblement, j’ai mis le pain dans mon pantalon,
derrière, et il y a eu une fouille à ce moment là et j’étais
coincé, le Kapo est tombé sur le pain et ça m’a coûté
une trempe et 3 jours de suppression de casse-croûte et c’est les copains
qui m’ont nourri. Bien sûr, il a gardé le pain, ça n’a pas
été perdu pour tout le monde.
Votre libération a été spéciale?
Oui, elle a été spéciale pour beaucoup. On s’est évadé
mais je n’ai pas de mérite, on aurait pu être tué c’est
vrai mais enfin on a profité de circonstances, c’était la fin
de la guerre, c’était le 28 avril, l’armée allemande était
en pleine débandade et on s’est retrouvé sur une route qui ressemble
aux routes de notre département, une route très encaissée
au fond d’une vallée très encaissée. Il y avait des soldats
allemands mais ça courait dans tous les sens, c’était la débandade,
il y avait des soldats sur la route, dans les champs, il y en avait de partout,
ce qui nous a sauvés. Au départ, on était 500 dans la colonne
en rang par 5 et quand on s’est évadé on était en colonne
par 1, étaler 500 bonhommes l’un derrière l’autre avec des distances
plus ou moins grandes, les SS ne pouvaient plus rien à cause de tout
ce qui nous entourait, les soldats et tout, c’était beau à voir
pour nous, c’était réjouissant ces gens qui nous avaient nargués
pendant 5 ans et qui se débandaient comme des lapins. On s’était
passé le mot d’ordre, au moment où vous entendrez sauve-qui-peut
vous en profiterez pour vous sauver dans les bois et c’est ce qui s’est passé
à la tombée de la nuit, il fallait traverser un champ de 25-30
mètres avant d’arriver au bois et les SS n’ont pas tiré uniquement
parce qu’ils risquaient de tuer un de leurs soldats. Ce qui fait qu’il n’y a
pas eu de mort dans notre évasion, dans le bois, on se tenait par 5 pour
grimper dans cette forêt parce qu’on n’avait plus assez de force pour
se tenir tout seul mais enfin on est monté assez haut… tellement haut
qu’on est arrivé dans un début d’alpage où il y avait encore
de la neige sous les sapins et on a couché là- dedans d’ailleurs.
C’est donc le 28 avril que les Allemands ont décidé de vider
votre Kommando.
Oui, parce que l’ordre avait donné par Himmler et son état major
de nous faire disparaître, de faire disparaître le maximum de traces
de leurs méfaits. On pense qu’on était dirigé vers ce qu’ils
ont appelé le réduit autrichien, je suppose que notre disparition
n’était possible qu’en nous emmenant au fond d’une vallée et en
faisant exploser la montagne sur nous. Nous, on était 500 mais il y en
a d’autres qui ont eu le même cheminement. On est parti vers 5-6 heures
l’après-midi en colonne et on nous a fait marcher toute la nuit et au
petit matin, on nous a faits arrêter parce qu’il fallait quand même
que l’on s’arrête pour ne pas engorger les routes. On nous a fait arrêter
dans un petit bois qui était marécageux, ils nous ont fait coucher
dans la partie marécageuse et non sur la partie sèche, cela
faisait partie des occasions car toutes les occasions de brutaliser, de faire
crever ou de torturer étaient bonnes, que ce soit une torture morale
ou une torture physique d’ailleurs. A chaque fois que l’occasion se présente,
ils utilisent la formule qui va vous troubler, qui va vous mettre mal, qui va
vous torturer. Donc, ils nous ont fait coucher dans la partie marécageuse
autant dire que l’on n’a pas dormi, on n’avait pas mangé non plus et
le soir on est reparti et c’est là que l’on s’est sauvé. On s’est
évadé et le lendemain matin, on a marché un peu et depuis
un promontoire on a vu dans la vallée en bas les premiers camions avec
l’étoile blanche américaine alors on est descendu, on était
sauvé. Voilà.
Dans la colonne vous étiez 500, que sont devenus ceux qui ne se
sont pas évadés ?
On s’est tous évadés, tout le monde, les 500 c’était les
200 Français et les 300 étaient ceux des autres baraques, des
Belges, un Anglais, des Hollandais, des Polonais, des Italiens, toutes les nationalités.
Tous sont revenus au camp ? Non, chacun est parti de son côté,
ils se sont sauvés. Nous, on est revenu parce qu’on était groupé,
on était encadré par nos responsables et on attendait qu’ils nous
guident mais les Polonais, les Yougoslaves, les autres sont partis de leur côté.
Ils ont dû se débrouiller pour rentrer mais ils n’étaient
pas groupés comme on l’était, je pense que dans les Kommandos
où les Français étaient un ou deux, isolés, ils
ont certainement dû se débrouiller aussi.
Les gens avec qui vous vous êtes évadés, certains
étaient de Haute-Savoie
Oui, mais pour moi en juillet 44, je m’étais amusé avec des copains,
des copains de quartier, des copains de tout, ils sont expédiés
ailleurs, ça m’a plus choqué qu’autre chose de perdre mes copains,
je ne perdais pas tout le monde, les autres sont devenus mes copains mais j’ai
perdu mes copains de base.
Comment s’est passée votre rencontre avec les Américains
?
Vous savez les Américains…on a dû tomber sur des Polonais car ils
ne demandaient que s’il y avait des Polonais et nous, on ne l’était pas,
la seule chose de bien c’est qu’ils nous ont donné leurs rations. Mais
là aussi il a fallu faire la police car il fallait faire attention, il
ne fallait pas manger sans retenue car quand vous êtes pendant des mois
sous-alimentés l’estomac se rétrécit et si tout d’un coup
vous le forcez, vous le faites dilater au point qu’il explose, un médecin
l’expliquerait mieux que moi, mais il y a eu des morts à cause de cela,
c’est vrai. Ma chance c’était qu’on était 350 au départ
et 200 à la fin et on s’était désigné des responsables
qui jouaient vraiment le rôle de responsables, c’était des copains
qui avaient une certaine expérience, qui était des militants,
le principal était Chintreuil, Hildebert Chintreuil, c’était un
gars formidable, je le considère comme mon père spirituel, il
a pris en main tout le monde y compris en donnant des directives pour nous dire
de manger un petit peu et de s’arrêter c’était difficile mais on
l’a fait. Ensuite, on est revenu au camp parce qu’il fallait bien loger quelque
part, à Kempten, on est resté là pendant 8 jours et personne
ne s’est occupé de nous, surtout pas les Américains, je ne leur
reproche pas ils avaient autre chose à faire. Ce que je leur reproche,
c’est qu’un samedi matin, ça devait être le dixième jour,
je crois, on était presque tous là dans le camp et on voit arrivé
une escouade américaine avec un officier et un civil allemand, ils nous
demandent qui était notre responsable, on les emmène à
Chintreuil et pendant que l’officier discutait avec lui, l’escouade passait
dans les baraques pour prendre toutes les armes que nous avions ramassées
entre temps, ils nous ont complètement désarmés. Pendant
ces 8 jours, on avait réquisitionné des camions, on était
les maîtres et la population allemande on ne l’a pratiquement pas vu,
ils devaient être terrés dans leur cave ou ils s’étaient
sauvés mais ceux qui étaient restés, je peux vous assurer
qu’ils ne sortaient pas, ils avaient surtout peur de nous, donc on avait réquisitionné
les armes, tout ce qui nous tombait sous la main et les camions en particulier
car notre intention c’était quand même de partir si on ne s’occupait
pas de nous. L’Américain présente le civil allemand en nous disant
que c’était le nouveau maire de la commune et nous demandant de rendre
les camions et Chintreuil a eu le réflexe de dire que nous étions
entrain de réparer les camions et que quand ils seraient réparés
on les apportera donc marché conclu, les Américains sont partis.
A partir de là, on a sonné le rassemblement de tout le monde,
on est même allé en ville pour ramasser tous les copains qui pouvaient
être ramassés et l’après-midi on est parti en camion, on
était 200, donc il y avait 5-6 camions, dans le mien on était
40. C’était des camions à gazogène, ces camions où
il y avait une chaudière où il fallait brûler du bois et
c’est le gaz brûlé qui fait marcher le camion. Et à
moment, mon camion tombe en panne, ça arrive, les copains réparent
et on repart et on arrive à une fourche sans savoir quelle voie avaient
pris les autres. On prend une route, pas la bonne, qui nous emmène dans
des chemins de montagne, à tel point que le camion ne peut plus avancer,
alors on descend du camion mais on ne risque pas de pouvoir pousser et on aperçoit
une ferme à 200 mètres alors on y est tous allés et on
prend les bœufs qui sont là. Les fermiers ne nous ont rien dit, je crois
même qu’ils nous ont accompagnés, et avec les bœufs on a tiré
le camion jusqu’au sommet de la côte et on est reparti, en arrivant sur
le plateau, on sommeillait et le copain qui devait conduire a dû en faire
autant à mon avis, et tout d’un coup le camion bascule. Heureusement
pour nous, il y a un arbre qui s’est coincé vers la chaudière
du gazogène sinon le camion aurait tourné et je ne serais peut-être
pas là pour vous en parler. Donc, on était coincé là,
il faisait nuit, on était toujours en Allemagne, on avait juste
fuit la zone américaine pour aller vers la zone française. On
est donc resté là, sans savoir quoi faire, et on voit arriver
des phares c’était un GMC de l’armée française, c’était
notre premier contact avec des Français, ils ont tiré le camion
avec un treuil et ils nous ont dits d’aller à 1 km de là où
il y avait un poste de garde pour passer la nuit, et c’est ce que l’on a fait.
Le lendemain, on nous a emmenés jusqu’à Bibérac et on nous
a remis entre les mains des services de santé de l’armée française,
on nous a désinfectés, on nous a tout fait, on est resté
pendant 2 jours. Le 3ème jour, on nous a expédiés à
Strasbourg dans des petits camions à 4 roues, à 15 par camion
et là aussi, pas de pot, le camion tombe en panne, le gars a mis 2 ou
3 heures pour réparer donc on n’a jamais rattrapé les autres.
On arrive au pont de Kehl en face de Strasbourg, le pont normal avait été
détruit et c’était un pont de bateau qui fermait à 19h
et les soldats de garde nous disent que non, on ne passerait pas, il fallait
attendre le lendemain, je vous assure qu’à 15 on a dû faire du
bruit pour mille parce qu’au bout d’une demi-heure ils sont venus nous dire
qu’on pouvait passer. Et là, on a rejoint les autres copains, on était
logé à la foire internationale de Strasbourg dans les halls qu’ils
avaient transformés en dortoirs mais enfin on était tranquille,
on était chez nous.
C’était important donc d’être sur le sol français
Oui, pour nous c’était la fin, et ça nous a permis d’envoyer des
télégrammes, c’était la seule fois que l’on communiquait,
en Allemagne c’était impossible, communiquer avec qui ? avec quoi ? C’est
là que mes parents ont appris que moi j’étais vivant.
Pendant les 8 jours où vous êtes restés au camp, vous
n’avez vu personne, pas de médecin, la Croix-Rouge
Non, on n’a vu personne, la seule chose qu’on avait appris c’était justement
d’attendre la Croix-Rouge, mais elle avait beaucoup de choses à faire
et elle ne pouvait pas être partout. Pendant, 8 jours on a été
livré à nous-mêmes, on se débrouillait pour manger,
c’est pas compliqué, on allait faucher. Par exemple, à côté
du camp de Kempten, des copains sont tombés sur une cave où il
y avait des milliers d’hectolitres de vin, il y a des copains qui ne sont pas
sérieux mais bon c’est comme ça, et au lieu de mettre des robinets
aux douves ils l’enfonçaient à coup de masse donc quand on descendait
dans la cave, il y avait plein de vin par terre. Mais bon, après des
privations, on n’est pas raisonnable non plus, alors on a bu du vin au lieu
de l’eau mais je peux vous assurer qu’on ne s’est pas saoulé, on n’en
avait pas la force.
Vous êtes vous débarrassés tout de suite de vos uniformes
rayés ?
Non, on les a gardés jusqu’à Bibérac et peut-être
même jusqu’à Strasbourg. A Bibérac, ils nous ont désinfectés,
je me revois encore baisser ce pantalon donc on l’a peut-être bien gardé
jusqu’à Strasbourg, j’ai encore chez moi la capote.
Après Strasbourg, on est passé par un centre de triage, à
Romilly, où tout ceux qui étaient rapatrié d’Allemagne,
tout, les prisonniers de guerre, déportés, STO, volontaires, tous
ceux qui étaient Français ou qui revenaient en France d’Allemagne
passaient dans ce centre de triage où on remplissait des fiches, je peux
vous dire que l’on a eu affaire aux flics français et aux flics des renseignements
généraux et il fallait remplir des fiches, ça a été
sérieux et emmerdant car on tenait à peine debout. C’est à
Romilly qu’il y a eu toutes ces enquêtes pour savoir qui on était,
pourquoi on était en Allemagne, pour nous, ça n’a pas été
trop difficile car il suffisait de nous regarder, de regarder notre tenue, notre
tête et on voyait très bien d’où on sortait. Mais il y avait
quand même des civils français, les STO par exemple ou les volontaires,
c’était difficile de les distinguer, les prisonniers de guerre c’était
plus facile et encore certains pouvaient être confondus car ils avaient
bonne mine, des tenues potables, nous il ne risquait pas d’y avoir confusion.
Mais ça vous a ennuyé qu’on vous pose des questions
Non, parce qu’au camp de Romilly, il y avait tout ce mélange de tout
le monde et même des fois des tiraillements entre nous parce qu’il y a
toujours des gars qui essaient de se faufiler et on n’aime pas ça. Mais
c’était normal que la police française vérifie qui on était,
c’est désagréable mais c’était obligé.
Ensuite, on nous a mis dans le train jusqu’à Lyon où nous avons
été reçus dans un centre organisé par Berliet, il
avait transformé un de ces halls d’exposition en centre d’accueil. Le
lendemain, on a tous été dirigés chacun dans nos familles.
Le 8 mai, on est arrivé à Strasbourg, c’est pas compliqué,
je revois cette scène de 15 gars, de 15 cadavres qui hurlaient comme
des veaux, ça devait être impressionnant, et le 12, j’arrivais
à Annecy.
Comment s’est passé votre retour à Annecy ?
Bien, la gare d’Annecy était pleine de monde, tous les parents, tout
le monde était venu car on les avait prévenus et toutes les familles
étaient en contact entre elles, pas seulement les familles du groupe
des 25 car on était nombreux d’Annecy à avoir été
déporté. Et on devait être dans les premiers à revenir
donc toutes les familles étaient là pour savoir, j’ai peut-être
mis une heure pour sortir de la gare, porté sans pouvoir marcher tellement
c’était pressé et que tout le monde posait des questions. Voilà,
c’est sympa, mais bon.
Quelle impression avez-vous eu entre le moment où les SS vous ont
fait sortir du camp et le poste de garde français? Cela ressemble à
un monstrueux désordre.
Oui c’est vrai, mais on ne s’occupait pas de nous, il fallait qu’on vole mais
on a ressenti comme une renaissance, une deuxième naissance, on sortait
de… c’était la mort tous les jours… je crois que tous, pendant 11 mois,
enfin pas les 15 premiers jours parce qu’il faut s’habituer, savoir dans
quoi on tombe même si on nous dit que l’on ne ressortira pas vivant, mais
pendant 10 mois je me suis posé la question de savoir si je serai encore
vivant le soir. On devait disparaître et tout était bon pour nous
tuer, nous assassiner, donc quand on sort de cet enfer même s’il faut
aller à la pêche, voler ou autre pour manger, on vivait. Peut-être
que si ça avait duré plus longtemps on aurait pensé que
c’était salaud de nous avoir laissé tomber mais bon on est en
pleine guerre, la guerre n’est pas finie mais on était libre, on était
sauvé, à moins de recevoir un coup de fusil ou autre par un SS
camouflé, ce sont des accidents qui peuvent arriver mais nous on était
vivant, on revenait à la vie.
Avez-vous vu la Croix-Rouge en Allemagne ou à votre retour en France
?
Non, je l’ai aperçue, on l’a tous aperçue, deux fois on a eu la
visite de la Croix-Rouge au Kommando. On a su que c’était la Croix-Rouge
parce que ça c’est dit, il y avait toujours deux gars qui traversaient
le camp avec le SS pour aller dans le bureau du SS mais jamais aucun d’eux ne
s’est arrêté pour nous demander qui on était, ce qu’on faisait,
quoi que ce soit, je sais pas ce qu’ils se sont dit entre eux mais jamais leur
regard ne s’est posé sur nous. Je pense qu’au camp mère ça
a dû être pareil et dans les autres camps aussi. Est-ce qu’ils avaient
peur, qu’est-ce qu’ils avaient, ça je ne sais pas. De toute façon,
je pense que même s’ils avaient manifesté le désir de prendre
contact avec nous, les SS ont dû leur dire non.
Et c’est là pendant ces 8 jours, que l’on faisait la chasse à
nos Kapos, on n'est jamais tombé sur un SS mais c’est sûr que si
on lui avait mis la main dessus, il y passait, et un jour un groupe tombe sur
un de nos Kapos qui s’appelait Ludwig. Ils le font prisonnier et l’amènent
au camp, on était peut-être une centaine là à se
demander ce qu’on allait faire de Ludwig, le mot d’ordre général
a été de la pendre. On commence l’opération de pendaison
en le faisant monter sur une table, ils font passer une corde sur une poutre,
ils descendent la corde, les copains… enfin c’est nous, ce n’était pas
moi mais j’étais d’accord pour le faire même si ce n’était
pas moi qui avais la main sur la corde j’étais dans la foule, avec les
copains. Ils étaient en train de lui passer le nœud autour du cou et
il y a Chintreuil qui arrive, il voit la scène, il prend une chaise,
il monte dessus et il nous dit « mais vous êtes complètement
fous ! Vous êtes entrain de faire ce que vous reprochez à vos bourreaux
alors ce n’était pas la peine de les combattre ! » Je vous assure
que Ludwig doit sa vie à Chintreuil, ça a arrêté
net. Il avait gardé une hauteur de vue dans ces circonstances, c’était
un sacré militant. Depuis, cette scène m’est restée gravée
et tout son sens aussi. Qu’est-il devenu ? Chintreuil est mort en 1999 à
93 ans, il avait 20 ans de plus que moi.
Dans quel état physique étiez-vous à la sortie du
camp ?
J’étais assez maigre bien sûr mais je pense que j’ai de la
chance parce que je n’ai pas été le plus amoché même
si j’ai mis 4 ou 5 mois pour me remettre, je n’avais pas de maladie comme par
exemple Lucien (Lucien Colonel) qui a été en sana, d’autres ont
fait des séjours dans les hôpitaux, moi pas. Mes parents m’ont
soigné, ils m’ont suralimenté, et au mois d’août, je reprenais
le travail chez Zuccolo, et à partir de là, j’ai mené la
même vie que n’importe qui. Et moralement ? Pendant toute l’année
45, c’est parti petit à petit, quand je marchais dans les rues d’Annecy
et que j’entendais des pas derrière moi, je me recroquevillais car pour
moi c’était un SS qui arrivait, c’était un réflexe, comme
quand je voyais un chien, c’était le chien du SS qui allait me sauter
dessus. Cela a mis largement 6 mois pour disparaître. Et les cauchemars
? Alors ça, j’en ai même encore maintenant, moins c’est sûr,
mais il y a encore des nuits où je me réveille et je suis dans
une condition de prisonnier, de captif, c’est obligé. On ne peut
pas rester 11 mois durant dans un cauchemar sans qu’il en reste des traces,
c’est obligé.
Avez-vous raconté tout cela à vos parents ?
Non et cela pour deux raisons. La première parce que ce n’était
pas possible de raconter… c’était difficile…après guerre, il me
semble que les gens n’avaient pas envie d’entendre, ils sortaient de 5 ans de
guerre, de privations, d’interdictions donc à la fin de la guerre il
fallait changer. Et pour ma mère, il y avait une autre raison, c’est
que mon frère n’était pas rentré et toutes les mères,
toutes, pendant 2 ans, elles ont toujours cru que le fils allait revenir parce
que de temps en temps, il y avait un gars qui refaisait surface après
être passé par l’Union Soviétique où il avait été
soigné etc. Donc, je n’ai rien dit à ma mère, elle m’en
a voulu après mais ça n’a pas duré car un jour, peut-être
2 ans après, ma famille a reçu un avis de décès
de mon frère, comme toutes les familles, envoyé par le ministère
des anciens combattants, car sur le groupe des 25, il y en a 15 qui ne sont
pas revenus. Donc ma mère m’a tout de suite dit « tu le savais
qu’il n’allait pas revenir » et bien oui je le savais mais je n’allais
pas… ce n’étais pas la peine… Beaucoup de choses font que l’on a raconté
des trucs mais… et ce que je n’ai jamais fait, maintenant je peux dire que je
peux le regretter avec le recul, mais je suis revenu d’Allemagne à 18
ans et demi, j’étais encore un gamin, à l’époque on était
majeur à 21 ans, il y a des choses que je n’osais pas faire, que je n’aimais
pas faire, les familles des copains qui m’ont demandé d’aller leur expliquer
la vie qu’on avait dans les camps, mais moi, je n’avais pas le courage d’aller
leur expliquer, le gamin n’était déjà pas revenu et il
fallait leur expliquer dans quelles conditions il était mort, maintenant
je peux le dire, mais à l’époque, en 46-47…non, je n’aurais jamais
eu ce courage là…pour les faire souffrir encore davantage…pour qu’ils
imaginent dans quelles conditions il a pu crever pendant des mois et des mois…
pour moi, il valait mieux qu’ils ne sachent pas… Maintenant, si je devais donner
une impression, je dirais que je regrette de ne pas l’avoir fait, mais à
l’époque…
Quand avez-vous commencé à raconter ?
Longtemps après, je crois que c’est valable pour nous tous, mais c’est
vrai que ce qu’on avait à dire était tellement inimaginable qu’on
risquait de passer pour des affabulateurs auprès des gens. Il y avait
eu quelques articles, quelques récits, mais ça n’allait pas loin.
Et, en ce qui me concerne, la prise de conscience a été aidée
par les livres de Christian Bernadac qui sont les premiers à avoir vraiment
parlé des camps de concentration dans les années 60, je pense
que c’est son père qui a été déporté et il
a recueilli le récit de son père et il en a fait des livres y
compris Les médecins de l’impossible (Editions France-Empire, Paris,
1969) sur l’action des médecins dans les camps, il a vraiment vulgarisé
la déportation. Cela a été la première chose qui
nous a débloqués et surtout la seconde chose a été
la renaissance des groupuscules néo-nazis en France comme un peu partout
en Europe mais en France en particulier où il y avait des groupes qui
prônaient à nouveau l’idéal du nazisme, etc. On était
un groupe assez important dans toute la France à être revenu, on
était organisé dans des associations nationales et dans nos congrès,
dans nos réunions, on s’est dit que ce n’était pas possible de
laisser les nazis relever la tête. Donc, je dirais que l’on a commencé
15 ou 20 ans après à dire ce qu’était le nazisme, ce qu’ils
avaient fait. Dans les associations vous en parliez entre vous ? Oui, bien sûr
entre nous, on en parlait mais cela ne compte pas. On se retrouvait dans les
congrès officiels, nationaux ou départementaux, les assemblées
générales où l’on se retrouvait toujours et une fois que
l’on avait discuté des quelques problèmes d’actualité,
de défense des intérêts des copains et autres, on buvait
un coup et de quoi vouliez-vous que l’on parle, de ce qu’on avait fait dans
les camps. C’est vrai que l’on a subi un tas de choses qui étaient vraiment…
désagréables mais on a quand même des souvenirs de… je ne
dirais pas de rigolade… mais des souvenirs de quand on a feinté les Allemands,
que ce soit les civils, les SS, on y arrivait toujours… et tout cela reprenait
le pas mais on reparlait toujours, on se retrouvait dans le camp.
Vous donnez l’impression que dans votre Kommando ou dans votre groupe,
il y avait beaucoup de solidarité
Oh oui, c’est là aussi une chance, c’est que le groupe des Français
est resté homogène, ensemble, on n’a pas été séparé
au milieu de tous les autres. Quand on est arrivé dans ce Kommando qui
était en construction et ça aussi c’est une chance, ce n’était
pas un Kommando déjà formé avec les barbelés, l’électrification
et tout, on nous a logés dans un cirque sédentaire, il y avait
le bâtiment dans lequel il y avait les représentations et
l’écurie dans laquelle il devait y avoir toutes les bestioles y compris
à mon avis les éléphants et les girafes. Le premier bâtiment
était occupé par les Européens et quand on est arrivé,
on a eu le droit à cette écurie et dans cette écurie, le
toit devait être environ à 10 mètres, vous imaginez la chaleur
qu’il y avait là-dedans. Mais bon, on est resté groupé,
on s’est organisé, on s’est désigné des responsables et
on a conservé une cohésion y compris l’organisation entre les
heures où on n’était pas affecté à un travail, où
on était censé être tranquille soit entre la soupe et le
moment d’aller coucher, soit des fois le dimanche où on nous fichait
la paix, on s’organisait une activité y compris de chanter. Avec nous,
il y avait des toubibs, des ingénieurs, des professeurs, ils ont été
mis à contribution, on faisait des groupes et les gars prenaient un sujet
et ils nous expliquaient et cela nous changeait les idées, vous
ne pouvez pas vous imaginer, pendant que le gars nous expliquait, par exemple,
comment on construit un pont on ne pensait pas à autre chose.
Peut-être que cela vous a préservé de la déshumanisation
?
Oui, sûrement, c’était une solidarité intellectuelle et
morale parce que vous savez le moral descend vite dans ces cas là. Et
il y avait aussi la solidarité alimentaire qui se faisait de plusieurs
façons par exemple des copains qui allaient dans un Kommando où
ils tombaient sur des pommes de terre, c’était interdit bien sûr
de les ramasser mais il y avait toujours un tas d’astuces, et ils arrivaient
toujours à ramener des patates au camp, il ne fallait pas se faire prendre
parce que c’était une trempe à tout casser. Dans l’écurie
on avait un poêle central, il fallait se débrouiller pour avoir
du bois mais vous savez les Allemands nous appelaient « Organisier »
ce qui signifiait voler, c’est peut-être notre réputation plus
que les autres mais c’est vrai que ce poêle on le faisait marcher, on
mettait une casserole dessus et on faisait cuire ce qui nous tombait sous la
main, des betteraves, des patates, des carottes ou n’importe quoi. La plus spectaculaire
des actions de solidarité c’est le prélèvement d’une cuillère
de soupe dans chacune de nos gamelles, une cuillère de soupe ce n’est
rien vraiment, maintenant ce n’est rien, mais je vous assure que quand vous
crevez de faim 24 heures sur 24, ce n’est pas votre soupe qui vous empêche
de crever de faim mais quand il faut donner sa cuillère et bien… vous
le faites, mais c’est dur. C’était pour les plus faibles, 200 cuillères
de soupe, vous ça ne vous dit rien, c’est difficile, mais 200 cuillères
de soupe prélevées ça fait des fois 10-15 gamelles et des
10-15 gamelles vous les partagez entre 10, 20, 30 plus faibles que nous, ça
prolongeait la vie, pour ne pas dire sauver dans certains cas. On faisait cela
tous les jours parce qu’on était 200.
Est-ce que cela était dû au fait que vous étiez dans
une organisation communiste ?
Non, Chintreuil était communiste, militant CGT, il avait dirigé
le syndicat du barrage de Génissiat, il a été un des responsables
des syndicats de Lyon, c’était vraiment quelqu’un, c’était un
humaniste avant d’être un communiste, disons que son expérience
de militant l’avait amené à réfléchir sur beaucoup
de choses. Il n’a pas été désigné tout de suite,
on en avait désigné un autre que l’on a démissionné
un jour parce que le pauvre copain ne faisait pas l’affaire et c’est lui qui
l’a remplacé. C’est vrai que dans le groupe, il y avait plus de pro-communistes
que de communistes mais c’est le hasard qui veut ça. Il y a eu une compétition
entre Chintreuil et Louis Terrenoire, il a été ministre
du général de Gaulle à son retour, c’était un journaliste
de l’Aube, journal chrétien d’avant et d’après la guerre, ils
se sont donc retrouvés en compétition et c’est vrai que c’est
Chintreuil qui a été élu parce que la majorité des
200, à l’époque on était encore peut-être 300, était
pro-gauche. Mais il s’est avéré qu’il était vraiment celui
qu’il fallait mettre à la tête du groupe, c’est lui par exemple
qui a décidé de la règle de donner une cuillère
de soupe.
Mais ce n’était pas comme à Buchenwald où il y avait
une organisation communiste ?
Il faut faire attention aux comparaisons, c’est vrai qu’à Buchenwald,
comme dans tous les autres camps comme à Dachau, il y avait des communistes.
Hitler a pris le pouvoir légalement le 30 janvier 1933 et dans le courant
du mois de mars, ils ont ouvert le camp de Dachau qui a d’ailleurs servi de
camp de formation professionnelle pour les autres camps, les principaux internés
ont d’abord été les opposants, d’abord les communistes allemands,
ensuite les socialistes allemands, les chrétiens allemands, puis tous
les opposants. Donc à Dachau comme à Buchenwald, tous ces communistes
qui étaient encore en vie avaient une force qui venait du fait qu’ils
parlaient allemand et puis un camp comme Dachau ou Buchenwald, c’est en permanence
une ville de 20 000 habitants pour les faire vivre même mal, même
si c’est pour les faire crever, il faut des structures soit administratives,
soit pour la nourriture, pour l’entretien, etc. Et il se trouve que les communistes
allemands qui étaient encore en vie parlaient allemand et avaient des
qualités, des connaissances qui les ont amenés à prendre
la direction d’une partie du camp parce que les SS ne se salissaient jamais
les mains ou alors pour tirer un coup de revolver sur quelqu’un mais pas pour
faire un travail. Ceux qui faisaient le boulot c’était les Kapos,
il y a eu deux catégories de Kapos, ceux qu’on appelait les verts, les
droits communs que les Allemands avaient envoyés dans les camps, ils
ne méritaient pas les camps ces gars là, ils méritaient
la prison, mais les Allemands ont ouvert les prisons et ils les ont envoyés
dans les camps où ils s’en sont servis comme Kapos. Prenez un droit commun
ou un assassin, vous l’envoyez dans un camp et vous lui dites que vous le mettez
Kapo et qu’il aura droit de vie ou de mort sur les autres, vous savez moi si
je suis assassin, je retrouve mon métier finalement, je n’ai pas le droit
de sortir du camp et encore qu’il y a un bordel, mais j’ai le droit de vie ou
de mort donc j’attends tranquillement la fin de la guerre. Ludwig était
vert ? Non, c’était un triangle rouge polonais qui parlait allemand
mais qui n’aimait pas les Français car il avait fuit la Pologne avant
guerre et il s’était engagé dans les brigades internationales
en Espagne et quand elles ont reflué et que certaines ont atterri en
France, il a été interné par les Français et ce
sont eux qui l’ont livré aux Allemands comme ils ont livré d’autres
Allemands d’ailleurs. Ce que je lui reproche, c’est de ne pas avoir fait le
distinguo entre le gouvernement de Vichy et nous, car nous étions du
même bord mais il ne faisait pas le distinguo, pour lui nous étions
des salauds.
Avez-vous vu des médecins à votre retour ?
Oui, on a eu des visites mais comme je vous l’ai dit, je n’étais pas
trop amoché. Avez-vous subi comme Mme Cilia le scepticisme des médecins
? Non c’est vrai que c’est arrivé mais mon médecin de famille
était le Dr Anthonioz, médecin accoucheur de l’hôpital d’Annecy
et c’était un Résistant donc il a été ouvert tout
de suite, et il a eu comme clientèle tous les déportés
tous ceux qui avaient un lien avec la déportation donc je n’ai pas eu
ce problème. Mais c’est vrai qu’à cette époque un médecin
pouvait très bien être incrédule comme n’importe quel autre
Français ou n’importe quelle autre personne.
Et votre grand frère a été arrêté aussi
?
Non, Dominique a fait les Glières et il s’en est réchappé
c’est une des compagnies qui est partie en dernier du plateau du côté
de Petit Bornand, ils sont descendus plusieurs jours après la bataille
des Glières. Il était communiste aussi ? Non pas du tout, il était
FTP et à ma connaissance il n’a jamais été communiste.
Il appartenait à la compagnie Liberté chérie et après
les Glières il a continué à se battre. C’était l’une
des deux compagnies FTP qui était au plateau, ils avaient avec eux un
Russe qui à mon avis s’est sacrifié pour eux, il était
à la mitrailleuse et il a été tué, il y a une plaque
pour lui dans la montée du Borne c’est que Constant Paisant raconte dans
son livre.
Etant d’origine italienne, avez-vous plus particulièrement souffert
que les autres ?
Non car j’ai la chance d’avoir un nom qui n’est pas à consonance italienne
mais parce qu’il a été changé, le nom de la famille est
Bassan de la région de Rovigo au sud de Venise, il n’a pas été
francisé. Vous savez c’est vrai qu’il y a toujours un fond de racisme
chez les gens et à l’époque, dans les années 30, les Maghrébins
de l’époque c’était les Italiens. Et à la Prairie, on était
en nombre mais même avec les familles des Français on était
soudé donc je n’ai pas eu à souffrir de ça. Il m’est arrivé
de dire à des copains français qui racontaient des histoires racistes
sur les Italiens quand ils avaient fini leur histoire, je leur tapais sur l’épaule
et je leur disais que j’étais aussi un Rital et je peux vous dire que
le plus mal à l’aise ce n’était pas moi. Donc personne ne savait
que vous étiez enfant de réfugié italien quand vous avez
été arrêté non et ils n’ont pas cherché, quand
on a été arrêté et que ce soit en prison ou après
dans les camps, on était des Résistants, des opposants donc il
n’y avait plus de nationalité. De toute façon, il y avait toutes
les nationalités européennes, en gros, ils n’ont pas aimé
les Polonais, en gros ils n’ont pas aimé les Ukrainiens pour les mêmes
raisons que les Polonais mais après que l’on soit Français, Grec,
Yougoslave, Belge, Hollandais, Espagnol, on était tous là pour
crever.
Vous n’avez jamais eu de contact avec des déportés raciaux
?
Nous non car il n’y en avait pas à Dachau où alors à la
fin quand il y a eu les évacuations mais moi, je n’étais plus
au camp. Mais je ne crois pas, je n’ai pas entendu dire qu’il y avait des gars
d’Auschwitz revenus à Dachau.
Pourquoi avez-vous monté des associations de déportés
après la guerre ?
Dès octobre 45, on a créé des associations pour nous c’était
la FNDIRP (Fédération Nationale des Déportés et
Internés Résistants et Patriotes) pour la défense de nos
droits car à l’époque il n’y avait rien, l’administration n’avait
pas prévu qu’elle allait se retrouver face à des gars arrêtés
pour des raisons raciales ou pour s’être engagés dans un mouvement
de résistance, les mouvements de résistance ce n’est quand même
pas l’armée, cela n’a rien à voir. Vous savez l’armée vous
mobilise un jour, elle vous envoie un ordre de mission et vous y allez. Mais
l’engagement dans la Résistance était secret alors après
la guerre, il fallait des preuves, beaucoup se sont déclarés Résistants
sans l’avoir jamais été parce que c’est facile de le dire mais
encore faut-il amener des preuves. Donc il a fallu se défendre et
il y avait les familles des copains qui n’étaient pas revenus, il n’y
avait rien de prévu et je vous assure qu’il a fallu se battre pour monter
des législations pour leur permettre d’être défendu, moralement
et matériellement surtout au départ. Aujourd’hui, ces associations
ont un but plus moral qu’autre chose, tout l’aspect matériel a été
réglé mais pas parce qu’on nous a dits vous êtes gentil,
on va vous le régler, il a fallu se battre et je peux vous dire que des
manifestations aussi bien départementales que nationales, on en a fait
quelques-unes unes. Par exemple, la première législation faisait
un distinguo entre les déportés politiques et les déportés
résistants, les droits n’étaient pas les mêmes et on s’est
battu pendant des années avant d’obtenir gain de cause dans le milieu
des années 70. Pourquoi ? Parce qu’un résistant c’est un soldat
donc comme tous les soldats de 14, d’Algérie, d’Indochine etc. Il a des
droits inscrits dans la législation depuis longtemps, un politique c’est
un gars qui faut aider mais il ne représente les mêmes qualités
qu’un résistant. Cela a été des bagarres sans fin, des
manifestations, des délégations à l’Assemblée Nationale
ou au ministère. Et par exemple, moi, j’ai dû partir faire mon
régiment, ils m’ont mis dans la classe 47 au lieu d’être dans la
classe 46 donc en novembre 47, j’ai reçu l’ordre d’aller faire mon régiment,
je suis alors à l’Intendance (lieu de l’emprisonnement) là où
sont les bureaux militaires et ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire,
je devais me rendre dans ma caserne et ensuite faire les démarches nécessaires.
Je suis donc parti à Montluçon en novembre 47, pendant les grandes
grèves de 47, et à Montluçon, il y a les usines Dunlop
et un soir 3 officiers descendent en ville et des grévistes les ont cravatés,
ils ne les ont pas déshabillés complètement mais ils les
ont désarmés. Les officiers rentrent à la caserne et branle
bas de combat, la caserne allait être attaquée donc il y a eu de
nouveau mobilisation et là ils nous ont donné des habits
et des armes car on n’avait toujours pas d’arme, c’était quand même
très désorganisé. Et comme j’avais eu le temps d’expliquer
ma situation, en ma qualité de résistant, ces chameaux m’ont donné
un fusil mitrailleur.
Y a-t-il des archives de l’Intendance ?
Non, il n’y a rien, les Allemands n’ont pas donné de compte sauf quand
il y avait une convention qui permettait aux Français de demander aux
Allemands qui ils avaient arrêté et pourquoi mais sinon, la France
n’a pas d’archives sauf celles qui leur sont tombées dans les mains par
hasard. Mais par contre toutes les arrestations faites par une institution française,
gendarmerie, police, milice, il y a dû avoir des rapports aux renseignements
généraux donc il doit y avoir des archives qui ne sont pas encore
ouvertes ce qui explique d’ailleurs qu’il n’y ai pas eu de procès de
Vichy, contrairement à d’autres pays, peut-être par peur de tomber
sur quelque chose de trop gros. Il y a deux exemples, le premier c’est Touvier,
quand on sait que la milice a eu beaucoup de renseignements, c’est une chose
mais quand la milice allait dans une famille arrêter les gens, la milice
a pillé tout ce qu’elle a pu que ce soit en numéraire ou en valeurs,
tout cela s’est partagé, je pense que les miliciens eux-même avaient
leur petite part et la milice entant qu’organisation avait le gros paquet, voilà
un gars qui doit tout savoir de ça, aussi bien où sont les fiches
de renseignements qu’ils ont recueillies que le butin, ce gars-là pendant
presque 40 ans il se planque puis on finit par le faire prendre ou plutôt
on nous le donne et on lui fait un procès durant lequel on ne parle pas
ni du rôle qu’il a joué, ni de ce que sont devenus les renseignements,
ni d’où à passer le butin, vous trouvez ça normal ? Pas
moi, je pense qu’il y a quelqu’un qui est toujours bénéficiaire
de quelque chose si ce n’est pas des valeurs, c’est des renseignements et on
a un gouvernement et une justice qui n’est pas curieuse ? Le deuxième
cas c’est Barbi, chef de la Gestapo à Lyon, c’est lui qui arrête
Jean Moulin et en 2004, on en est encore à se demander qui a vendu Jean
Moulin, on a entre les mains celui qui l’a arrêté donc celui à
qui on est allé vendre Jean Moulin, on fait son procès et on n’apprend
pas qui a vendu Jean Moulin, vous ne croyez pas qu’il n’y a pas un défaut
? Un accord entre Barbi, les gouvernements allemand et français ? On
ne parle que des 8 juifs qui ont été arrêté, vous
trouvez ça normal ? Parce que pour moi, l’unificateur de la Résistance
ce n’était pas seulement la Résistance à l’occupation c’était
aussi un projet de société, c’était le programme du CNR
et ce projet a été signé par tout le monde, tout le monde
à participer à la construction de ce programme qui a ensuite été
réalisé en partie. Et donc en ayant Barbi entre les mains on parle
de tout sauf de celui qui l’a vendu ?
Comment avez-vous suivi le procès de Nuremberg ?
Je l’ai suivi, c’était en 45-46, j’ai lu des articles et le peu de choses
que je savais, je trouvais cela formidable malgré tout. Cela donnait
un peu l’impression de nous rendre justice. Mais vous savez, rappelez-vous,
Hitler est arrêté comme conspirateur en 23, il écrit un
livre, Mein Kampf où il explique tout ce qu’il a fait par la suite, et
ce livre a sûrement été lu par tous nos responsables, au
moins les ambassadeurs, ont-ils seulement cru qu’un jour il prendrait le pouvoir
? Ce qui est sûr c’est qu’ils n’ont jamais pris les mesures pour empêcher
une telle réalisation. Dans les années36, 37, 38 on a toujours
reculé devant lui et Vichy a été vraiment la capitulation
du gouvernement français.