Walter Bassan, 15 décembre 2004

 

Le sujet du concours national de la Résistance et de la déportation 2004-2005

Le sujet est la découverte du système concentrationnaire nazi qui a fait beaucoup de victimes, le thème se poursuit avec -crime contre l’humanité- et –génocide-. Le sujet est intitulé comme cela car il y a deux catégories de déportations, la déportation des Résistants donc des opposants qui ont rejoint les opposants allemands au nazisme et la déportation raciale qui relève du génocide, c’est la destruction systématique, la mort de toutes les familles, de tous les individus jeunes, vieux,… La déportation des Résistants est un crime contre l’humanité car c’était quand même des combattants, qu’on le veuille ou que l’on ne le veuille pas, et ils n’ont eu aucune garantie, les nazis ont décidé qu’ils seraient éliminés et en attendant d’être éliminés physiquement, il fallait les torturer, les briser. Voilà pourquoi le thème porte ces deux termes –crime contre l’humanité- et –génocide-.

 

Le parcours dans la Résistance

Je suis déporté résistant, je suis d’une famille antifasciste italienne, mes parents ont combattu Mussolini et ses chemises noires et à la sortie ils n’ont eu qu’une seule solution celle de quitter l’Italie s’ils voulaient continuer à vivre et à faire vivre leur famille. Mon père est venu en France, il est d’abord allé en Belgique mais cela ne lui plaisait pas, puis il a voulu se rapprocher le plus possible de la frontière car dans les années 20 ce n’était pas facile de circuler. Il est venu en Haute-Savoie et il a trouvé du travail à Juvigny chez un minotier qui était certainement un Républicain convaincu car il a tout fait pour l’aider. Et en 1930 le reste de la famille est arrivé dont moi qui avais 3 ans à l’époque, nous y avons habité jusqu’en 1939. Toute mon enfance s’est passée à Juvigny toujours dans un vif esprit antifasciste car mes parents n’avaient pas changé d’esprit. En 1939, la minoterie de Juvigny a fermé par suite de la guerre et mon père a dû aller travailler à Annecy alors nous avons déménagé, on habite Annecy donc depuis 1939. Là, j’ai connu tout ce que les autres jeunes et tout le monde ont pu connaître, ce n’a pas été l’occupation immédiate bien sûr. D’abord il y a eu juin 40 et l’armistice et ensuite la collaboration, le gouvernement de Vichy, de Pétain. C’est vrai qu’en 40 pour 80% des Français Pétain était le sauveur de Verdun, il était donc incapable de trahir les intérêts de la France, tout le monde était pétainiste pratiquement à part les gens comme nous qui n’avions pas de racine en France, surtout mes parents parce que moi à 13 ans je jouais aux billes, pour mes parents Pétain ça n’était pas le sauveur. A savoir si on allait suivre Pétain ou le général de Gaulle, le problème ne s’est pas posé, c’était obligatoirement l’opposition. Mais cette opposition ne s’est pas manifestée tout de suite en Haute-Savoie, pas plus chez les uns que chez les autres, il y a eu quelques éléments gaullistes de la première heure mais de là à rentrer dans une filière pour militer contre le régime, cela a demandé quelques mois, ceux qui vous disent le contraire c’est un petit peu enjolivé. En tant qu’adolescent, j’ai subi tout ce que les adolescents ont subi à l’époque c’est-à-dire les interdictions, les limitations de beaucoup de choses, tout ce qui pouvait nous empêcher de nous épanouir. Par exemple dans les écoles, il y avait le mât de Pétain, il fallait monter les couleurs le lundi, au début c’était pratiquement tous les jours, matin et soir et, ensuite c’était une fois par semaine, la montée le lundi et la descente le samedi et on était une catégorie à ne pas apprécier ça, on subissait.

Où étiez-vous à l’école ?

A Annecy, je suis entré tout de suite au lycée Germain Sommeiller, j’ai eu mon certificat d’études en 1939 à Annemasse. Cela ne s’est pas très bien passé et au bout de 2 ans j’en suis parti, pour un tas de raison, ce n’était pas parce que je ne suivais pas mais il y avait cette perturbation constante qui faisait que l’on en avait marre. Je suis parti faire un apprentissage en imprimerie, je ne suis pas resté et finalement je suis rentré dans une bijouterie industrielle, l’usine Zuccolo et c’est là que j’ai été arrêté avec tous mes copains, mais on y reviendra.

Les années 40, 41, 42, 43, c’est la montée en puissance et en âge pour nous. Au départ, on subissait mais on arrivait toujours à jouer entre nous mais plus on grandissait et plus les interdictions, tout ce que le gouvernement de Vichy décrétait comme restrictions était mal vécu, par exemple, il nous était interdit de nous réunir à plusieurs, de nous amuser finalement, il n’était plus question de bal depuis longtemps mais quand la bande du quartier voulait se réunir pour passer le samedi soir à s’amuser, il fallait le faire d’une façon secrète, dans une cave, parce que c’était plus insonorisé, et il fallait toujours un ou deux copains dehors pour monter la garde au cas où une patrouille, soit de flics soit d’Italiens au départ et d’Allemands ensuite, vienne, passe par-là et nous arrête par la force des choses. On ne pouvait rien s’acheter même si on avait de l’argent car il fallait des bons ou des tickets en contrepartie, ce qui n’était pas facile à avoir, les tickets d’alimentation, il n’était pas question d’en acheter quant aux bons pour achat de vêtement ou de vélo, par exemple, c’était ou la mairie ou la préfecture et si vous n’aviez pas de connaissance dans ces établissements, il fallait attendre des mois et des mois. Cela a irrité plusieurs d’entre nous même si on était des jeunots, même si on ne pensait qu’à s’amuser ou rigoler, ça crispait sérieusement. Et puis en même temps, dans les années 42-43 en particulier, la Résistance s’est développée et on avait un certain nombre de copains plus âgés que nous qui avaient pris le maquis ou qui avaient été arrêtés mais on ne savait pas ce qu’ils étaient devenus, tout ça enflait, on en parlait. J’habitais dans un quartier qui s’appelle le quartier de la Prairie, composé par moitié de Français de souche et l’autre moitié à l’époque était des Italiens tous antifascistes, ce qu’il y a de plus beau dans ce quartier c’est que tous les jeunes qu’ils soient d’origine française ou étrangère, on est tous entrés dans la Résistance, il n’y a pas eu un seul milicien, il y avait quand même un beau noyau, je peux vous le dire. On est tous rentrés, à des dates différentes bien sûr, dans un mouvement de Résistance et moi, j’ai fait comme les copains en septembre 43. Jusqu’en novembre 1942, c’était le gouvernement de Vichy, en Haute-Savoie il n’y avait pas autre chose, le gouvernement de Vichy et sa police, ils n’étaient pas tendres, ils ne faisaient pas beaucoup de fleurs mais on était quand même entre nous. A partir de novembre 42, ça a été le débarquement en Algérie et l’occupation du reste de la France, la Haute-Savoie comme la Savoie et le comté de Nice ont été occupés par les Italiens suite à un accord passé entre eux. Ce qui a été entre parenthèse une belle connerie, un manque de psychologie de la part des gouvernements français, italien et allemand, d’avoir fait occuper la Haute-Savoie par les troupes de Mussolini qui réclamaient l’annexion de la Savoie depuis tout le temps, c’était obligatoirement se mettre à dos les habitants même les plus conservateurs. Si on prend l’exemple de la vallée de Thônes, il n’y a pas qu’elle d’ailleurs mais dans la vallée de Thônes, ils sont d’abord influencés par l’Eglise catholique pour ne pas dire conservateurs et ils étaient tous pétainistes sauf quelques exceptions mais quand la Haute-Savoie a été occupée par les Italiens ça les a fait basculer, pour moi c’est un manque de psychologie mais tant mieux je n’ai rien contre! En 42, j’avais 15 ans donc pas de problème, je comprenais mais il y avait des choses qui m’échappaient. L’occupation italienne a duré jusqu’en 43, et je peux vous dire que ceux qui ont le plus souffert pendant cette période à Annecy, ce sont les soldats italiens ce n’est pas nous, car nous allions trouver les soldats italiens mais nous étions en groupe nous avions des procédés pas très cavaliers, enfin bon… on leur piquait tout ce qu’on pouvait leur piquer même les plumes sur les chapeaux pour certains, il y en a qui ont du faire de la prison à cause de nous, on utilisait les copines qui aguichaient les gars, on sortait tous en bande, on leur piquait les cigarettes et tout et au dernier moment on se tirait tous, les copines nous suivaient bien sûr, il n’était pas question de les laisser entre leurs mains. Voilà mes souvenirs de novembre 42 à septembre 43, c’est un peu ça, pratiquement tous les samedis soirs ou les dimanches, il y avait le couvre-feu et il y avait tout mais on arrivait à se débrouiller, et je pense que les pauvres soldats italiens ont été nez de bois plus d’une fois, ce sont eux qui ont souffert plus que nous. Oui mais enfin, ils ont quand même nettoyé des maquis oui bien sûr mais je parle d’Annecy, il y a eu quand même une partie rigolade pour nous, on était jeunot et les soldats italiens n’étaient pas des SS, il faut le dire, ils n’étaient pas conditionnés comme l’ont été les Allemands, et ces soldats étaient malléables, sans problème et je peux dire qu’on les a fait souffrir même si ce n’est pas méchamment. En septembre 43, c’est la capitulation de Badoglio, les Italiens sont partis et là on a été occupés par les Allemands et je peux vous assurez que tout à changer du jour au lendemain, il n’a pas fallu longtemps pour se rendre compte que… l’occupation italienne, malgré les attaques de maquis, ça a vraiment été une rigolade. Là, j’avais plus de 16 ans et l’occasion s’est présentée. Mon frère aîné, Dominique, avait pris le maquis depuis le début de l’année 43 et mon autre frère, Serge, qui était à Annecy avec moi, est rentré dans le même groupe que moi. On est rentré dans les jeunesses communistes puisque dans ce secteur d’Annecy c’était les jeunesses communistes qui avaient la haute main et qui relevaient de la compagnie FTP, c’était un mouvement de jeunesse relevant d’une autorité militaire ou paramilitaire. Pourquoi les communistes, votre père était-il communiste ? Oui, obligatoirement, mon père était communiste, il était antifasciste surtout et cela l’a amené au parti communiste. Mais à cette époque, la question ne s’est jamais posé pour moi de savoir s’il était vraiment au parti communiste, on était antifasciste, ça c’est sûr, c’était la grosse enveloppe. Mon frère et moi, on est rentré dans les jeunesses communistes parce que c’était les jeunesses communistes qui avaient la haute main sur le quartier, c’était pas compliqué, il y aurait eu les jeunesses catholiques on serait rentré…non, en fait je ne crois pas. Il faut voir l’état d’esprit de l’époque, le quartier de la Prairie était un peu le quartier des déshérités, aujourd’hui il n’y a plus de distinguo entre le centre de la ville et le quartier car tout est rattaché, mais à l’époque il fallait quitter Annecy pour venir dans le quartier de la Prairie, d’ailleurs les flics ne venaient pratiquement pas, personne ne venait à part les habitants. On était un peu les pestiférés aussi bien les Français de souche que les autres, ce qui fait que l’on faisait bloc, on a fait bloc dans les idées, on a fait bloc pour beaucoup de choses. Et voilà comment on est rentré dans ce mouvement de jeunes, j’y suis rentré en septembre 43, où nous étions 25, il y a d’autres copains qui sont partis aux Glières ou qui sont rentrés dans d’autres mouvements, c’était suivant… Les filières étaient difficiles à cerner mais comme on était connu comme opposant on se faisait facilement mettre la main dessus par d’autres copains qui nous disaient de venir avec eux, suivant les occasions on rentrait dans tel ou tel mouvement l’AS, les FTP, les jeunesses communistes ou autre chose. Vous étiez dans une compagnie spéciale quand même  oui, la compagnie FTP 93-27 mais je l’ignorais à l’époque, on n’a pas cherché si loin, on rendait service à la Résistance, on participait au mouvement anti-collaboration et anti-occupation c’était tout. Il faut dire qu’on était quand même excédé par la vie qu’on nous faisait mener, tout ce qui nous empêchait de vivre normalement. C’était surtout ça qui comptait plus qu’autre chose, il fallait participer au combat et on est rentré par cette filière. On relevait des FTP et normalement à un moment donné, on aurait dû partir au maquis car l’objectif c’était ça, monter au maquis, mais là ce n’était plus où on voulait, c’était sous les directives de nos responsables qui vous indiquaient où on avait besoin de vous, dans tel maquis, dans tel groupe, c’était ce qui aurait dû se faire. Mais en fait, nous n’avons pas eu le temps de monter car on a été cravaté avant, on a été vendu avant. Mais entre septembre 43 et le 23 mars 44 date à laquelle nous avons été arrêtés, notre participation à la Résistance a été de distribuer des tracts, des journaux, des tickets d’alimentation que les copains volaient dans les mairies et je vous assure que cela était vraiment précieux, un billet de 100 francs à côté d’une planche de tickets de pain ou de viande, ce n’était rien, cela améliorait sérieusement l’ordinaire. On nous demandait aussi de prendre en charge un jeune qui arrivait à la gare d’Annecy et de l’emmener soit du côté de Sevrier ou ailleurs selon le groupe qu’il devait rejoindre, en lui évitant de tomber entre les pattes de la police, de la milice, de toutes ces choses là. C’était par exemple des réfractaires au STO qui avaient été envoyés par une filière de Lyon à Veyrier et de là ils étaient pris en charge par quelqu’un d’autre et montaient au maquis, comme on connaissait bien Annecy, il n’était pas question de se faire piquer par les flics en traversant. Et puis aussi des armes, un revolver, un fusil qu’il fallait aller chercher quelque part dans une grange ou ailleurs et transporter à Seynod ou ailleurs et quelqu’un d’autre venait la chercher, on n’avait rien d’autre à faire, on recevait l’ordre d’aller à tel endroit pour prendre quelque chose, et c’est tout, on le faisait tout seul ou à plusieurs. On a fait cela pendant 6 mois jusqu’au 23 mars quant on a tous été... Il faut dire que le gouvernement de Vichy offrait des primes faramineuses à tous ceux qui vendaient, qui dénonçaient des Résistants et je pense que l’un des nôtres a eu besoin d’argent, il a été alléché par les primes et il nous a vendus, et on s’est posé longtemps la question de savoir quelle connerie on avait pu faire pour être arrêté, on l’a su par la suite, le 23 mars on a tous été arrêtés, vraiment cueillis comme des fleurs, mon frère et moi à l’usine Zuccolo.

Vos parents savaient-ils que vous étiez dans une compagnie des jeunesses communistes ? Oui, vous savez quand on a été arrêté le 23 mars 1944, mon frère, Dominique, était aux Glières, au commencement de la bataille des Glières, quant à mon père, il était revenu à Juvigny car le moulin avait réouvert où il aidait les paysans à moudre leur blé. Au cours d’une cérémonie, j’ai retrouvé un gars ancien d’Algérie qui devait avoir 8-10 ans en 44 et qui se souvenait de mon père entrain de moudre le blé pour leur donner de la farine, donc il aidait la Résistance et il aurait pu être arrêté comme je l’ai été, comme d’autres l’ont été. Quant à ma mère, comme les mères de tous les copains du secteur de la Prairie, elles ont nourri plus d’une fois les gars qui traversaient Annecy pour aller quelque part, il fallait les nourrir alors c’était ma mère ou les d’autres qui le faisaient, il aurait suffit qu’il y ait une descente de police à ce moment là pour qu’elles se fassent cravater. Je pense qu’à la Prairie, il n’y avait pas de secret, on savait tous que l’on appartenait à l’opposition, à un mouvement de Résistance sans savoir exactement lequel, mais on était tous de ce côté là et ce n’était un secret pour personne.

Le 23 mars, on est arrêté, le gars nous a vendus à la milice mais elle n’avait plus la haute main sur la répression en Haute-Savoie qui était en état de siège depuis janvier, elle y participait mais le fer de lance de la répression était la SPAC, section de police anti-communiste, en fait elle s’occupait de tous les Résistants et pas seulement des communistes et leur siège était à l’intendance qu’ils avaient réquisitionné pour faire une prison. La SPAC, ce sont des miliciens mais pas n’importe lesquels, c’était des vrais inspecteurs de police, des policiers qui avaient opté pour rentrer dans ce corps de répression anti-Pétain, je peux vous assurer qu’ils savaient s’y prendre pour cogner, pour éviter au maximum les traces mais quand un copain était assassiné les traces étaient là et on ne peut pas dire qu’ils avaient beaucoup de légèreté, parce que l’on passait tous à la matraque. Mais plus ou moins fort car dans mon groupe, on avait tous entre 15 et 20 ans, on était opposant, c’est sûr, mais les policiers ne pensaient pas trouver des chefs importants  parmi nous, alors des coups de poings, de matraque, des claques, on en a eu mais à part nous faire dire ce qu’on faisait, ce qu’on avait fait, ils n’ont pas chercher à savoir quels étaient nos correspondants, nos contacts. De toute façon, on était entre nous plus Roissard et Ferrolliet, c’était le groupe et c’était tout. Mais le gars qui nous a vendus, ils l’ont gardé et quand ils nous réunissaient pour nous passer des savons, entre autre, il était là avec nous, non seulement il n’a pas gagné sa prime mais en plus ils ne l’ont même pas relâché. Ce qui fait que pendant un mois nous sommes restés à l’intendance en nous demandant quelle était la connerie que nous avions pu faire pour nous faire tous cravater, tous sans exception, mais comme on était au secret, on n’a rien su à l’intendance. Au bout d’un mois, ils ont vidé l’intendance et ils nous ont transférés à la prison St Paul à Lyon, on était environ 200, des gars qui avaient été arrêtés un peu partout en Haute-Savoie et pas spécialement communistes, d’ailleurs les ¾ ne l’étaient pas, ils avaient été arrêtés comme Résistants. A la prison St Paul, on a eu le régime de tous les prisonniers c’est-à-dire courrier, visite, tout ce que l’on veut, des colis aussi, et à partir de là, comme on pouvait communiquer avec l’extérieur, on a su pourquoi nous avons été arrêtés. Entre temps, tous les prisonniers politiques de la prison St Paul se sont révoltés, environ 750 détenus, on a cassé les portes de nos prisons et on est devenu les maîtres de la prison, seulement à l’intérieur puisque à l’extérieur la prison était encerclée par les troupes d’occupation ou de police française. En étant maîtres de la prison, on pouvait circuler comme on voulait et les copains ayant appris qui était à l’origine de notre arrestation, ils n’ont fait ni une ni deux, ils lui ont cassé la figure à tel point qu’il a dû être emmené à l’infirmerie et quand le 29 juin, les Allemands ont pris tous les prisonniers politiques pour les déporter en Allemagne, ils n’ont pas vidé l’infirmerie donc lui a été libéré lors de la libération de Lyon car pour l’administration c’était toujours un prisonnier politique. Mais étant libéré, il savait très bien qu’il ne pouvait pas revenir à Annecy sinon il allait y passer donc il s’est engagé dans l’armée de Lattre qui avait libéré Lyon et le hasard a voulu qu’il soit tué sur le front de l’Alsace, cela a arrêté toute poursuite, c’était le plus pur hasard puisque nous étions en Allemagne. Nos responsables de la compagnie FTP avaient comme nous appris dans quelles conditions on avait été arrêté et pourquoi, c’est pour cela que ce pauvre gars était condamné.

La prison St Paul, c’est la prison mais rien de marrant malgré tout parce qu’on était cinq dans une petite cellule faite pour un, on couchait par terre parce que même s’ils avaient eu des lits ils n’auraient pas pu les mettre. Le plus moche, c’était la nourriture, c’était dégueulasse car elle était faite par des prisonniers de droit commun, il y avait une sorte de mafia, comme dans toutes les prisons les gars condamnés à des années finissent par coiffer certaines parties de l’administration et ils font ce qu’ils veulent, ils se regroupent c’est une mafia, encore nous on avait de la chance parce qu’on avait des colis. Pour manger la soupe dans nos gamelles, il fallait fermer les yeux car sur le dessus de la soupe, il y avait une couche de moucherons, c’était visible comme une couche de crème dans la soupe, et là à la place de la crème il y avait des moucherons et de temps en temps dans la cuillère de soupe, il y avait un cafard. Au moins, en Allemagne on mangeait mal c’est sûr, on mangeait presque rien c’est sûr, mais on faisait confiance à ce qu’on mangeait parce que c’était les copains qui le faisaient, c’est toute la différence.

La déportation

Le 29 juin 44, on est embarqué dans un train à Lyon directement pour l’Allemagne, on est arrivé 3 jours après à Dachau vous êtes encore avec vos copains ? Oui, avec les 25 mais pas avec les autres c’est pour cela que vos numéros de matricule se suivent ? A l’arrivée à Dachau, on est tous dans le même convoi. On est arrivé le matin, le train arrive jusqu’à l’entrée du camp, il y avait une ligne qui allait directement à l’entrée du camp, on nous fait descendre du train et entrer dans le camp, tout cela sous les hurlements. Ma première vision, comme celle des copains qui étaient dans mon wagon, les rails sont un peu surélevés par rapport à la place, il y a une place et au bout de cette place il y a un bâtiment où il est écrit en gros Waffen SS. On a alors pensé « les salauds ils veulent nous engager dans les Waffen SS », on se faisait des illusions mais enfin bon…et puis, le train était là depuis un petit moment, en contrebas de la place, on voit un char, style far ouest, un gros char bâché mais aux brancards, sur les côtés et derrière, il y avait des hommes en tenue rayée qui poussaient ou qui tiraient et autour d’eux des SS avec des chiens et là je peux vous assurez que ça nous a tout de suite (soupir) ça nous a vraiment choqués, ça nous a même coupé les jambes je dirais. On nous a fait rentrer dans le camp, on nous a mis dans un coin et on est resté là toute la matinée, on n’a pas bougé, il se trouvait qu’il faisait beau, c’était le 2 juillet mais enfin…on est resté là. Et en début d’après-midi, les SS se sont amené, ils ont appelé un interprète et ils lui font dire « vous êtes entrés par-là et vous ressortirez par-là » donc vous êtes entrés par le portail et vous ressortirez par-là c’est-à-dire la cheminée du four crématoire qui fume, ce qui veut dire que quelques heures après notre arrivée, on sait que notre destinée, quelque soit notre comportement, c’est la mort, on n’a plus d’illusion à se faire. Et puis à partir de là, on a vu tous les gars qui travaillaient, qui allaient et venaient dans le camp en tenue rayée, avec des mines plus ou moins patibulaires, je dirais pour ne pas dire plus. Ensuite, on nous a fait déshabiller, on nous a rasés et on nous a donné un numéro, moi c’est le 75 823 mais on nous a rien donné pour le coudre or il fallait le coudre sur la veste et sur le pantalon, on nous a donné ni fil ni aiguille, il a fallu se débrouiller, on y arrive quand même parce qu’il y a tous les anciens qui sont là. A Dachau, il y a en permanence 20 000 personnes et ils sont comme nous, ils savent qu’il faut aider les nouveaux arrivants parce que si on nous appelle le lendemain, Bassan n’existe plus c’est 75 823, seulement on vous le dit en allemand et si vous ne l’avez pas appris ils le font répéter par un interprète au bout de 2-3 fois et à partir de là vous avez droit à une raclée monstrueuse car c’est l’occasion pour eux de cogner. Voilà… voilà notre arrivée. On nous désinfecte aussi, la désinfection c’est du grésil, ce qu’on passait sur les chevaux, sur les bêtes, on vous passe cela sur toutes les parties du corps, je vous assure que… ce grésil, il y a un épais qui reste au fond et si le gars avec son pinceau va chercher le grésil au fond, il a obligatoirement du grésil pur, passez vous du grésil pur sur la peau et vous verrez les sauts que vous allez faire parce que ça brûle vraiment, c’est du 3ème degré, alors on est tous entrain de danser parce que pour certains ça pique et pour d’autres ça brûle, en se demandant ce qu’on nous a donné pour que ça fasse comme ça. Voilà… On nous donne des habits mais pas tout de suite des tenues rayées, les tenues rayées c’est pour quand on nous expédie en Kommando mais au départ on nous donne des habits de récupération sur d’autres détenus avant nous, j’ai un pantalon je ne sais plus de quoi et une veste de soldat italien avec dans le dos une pièce cousue et quand on regarde depuis l’intérieur on voit qu’il y a un trou, c’était la veste d’un soldat italien assassiné d’un coup de revolver dans le dos. En effet, après la capitulation de Badoglio, il y a eu des troupes qui n’ont pas voulu rester alliées des Allemands et la plupart d’entre eux ont été faits prisonniers et envoyés dans des camps, mais pas des camps de prisonniers, certains sont venus à Dachau et j’avais la veste qui prouvait que certains d’entre eux ont été descendus. Voilà…

Et là vous êtes encore avec vos copains ?

Alors là, c’est la seule fois où tous les prisonniers de Lyon, on est tous ensemble pratiquement. A l’intendance comme à St Paul, ils avaient séparé les moins de 18 ans des autres, ils nous appelaient les pupilles et à St Paul il y a toujours, à mon avis, un bâtiment pour les pupilles, on était séparé des adultes. Mais à Dachau, on était tous ensemble, il n’y avait plus de jeunes, de vieux, d’adultes, on était tous amalgamé. Je suis resté 15 jours avec mon frère mais un jour, les SS entrent dans ce qui pouvait être la cour de la baraque, les baraques étaient les une après les autres et l’intervalle entre chaque baraque constituait la cour sur laquelle donnait la sortie de la baraque, une petite cour de 5-6 mètres de large sur toute la longueur du bâtiment et on était enfermé. Les SS s’amènent et on se met en rang et au garde-vous là où on est, il se trouve que moi, j’étais tout au fond par rapport à l’entrée et mes copains se trouvaient devant, les SS les comptent et relèvent leur numéro, c’était pour les envoyer travailler dans un Kommando. Moi, je n’étais pas avec eux donc en sortant on discute et je voulais me débrouiller pour aller avec mon frère et mes copains, on est allé voir le chef de chambrée qui est un Polonais qui baragouine le français et on lui explique, il nous dit alors de venir après la soupe, il suffisait de s’arranger, de trouver quelqu’un qui prenne mon numéro ou je prenais le numéro de quelqu’un ça n’avait pas d’importance, le changement pouvait se faire facilement. Mais il se trouve que pendant la soupe, les SS rappliquent et rappellent tous les gars qui avaient été désignés dans l’après-midi et ils sont partis, le malheur c’est qu’aucun d’entre eux n’est revenu vivant mais moi oui, si j’étais parti avec eux il n’y avait aucune raison pour que je revienne. Voilà…le hasard c’est ça, vous n’y pouvez rien, je n’ai rien fait pour ni contre mais c’est… voilà… A partir de là, on a été séparé les uns des autres, je suis resté avec quelques copains, des gars de la Haute-Savoie mais la plupart de ceux avec qui je m’étais amusé, avec qui j’avais milité, distribué les tracts et autres, eux étaient partis et je ne les ai plus revus. Voilà… Et moi, fin juillet-début août, j’ai fait partie du groupe qui a été envoyé dans le Kommando de Kempten à 60 km de la Suisse et j’y suis resté jusqu’à la fin.

Que faisiez-vous comme travail ?

Tout, on a tout fait et en particulier du terrassement mais certains parmi nous ont travaillé en usine, certains assez longtemps d’autres pas du tout pendant 8-10 jours. L’intérêt de l’usine surtout en hiver c’est qu’il fait chaud, les bâtiments sont plus ou moins chauffés et surtout pendant 12 heures vous êtes tranquille les SS ne vous touchent pas parce que vous êtes en contact avec les civils qu’ils soient Français ou Allemands, vous êtes au milieu d’une population civile et les SS ne bronchent pas, ils se rattrapent après mais pendant 12 heures vous êtes tranquille même si vous recevez des coups après en rentrant, c’est autre chose, ça c’est quotidien. Sinon, on faisait des chantiers de terrassement dans le Kommando où j’étais tous les matins après l’appel qui durait 2 heures quelque soit le temps, c’était une torture morale, les Allemands nous comptaient et nous recomptaient cela faisait partie du processus d’avilissement, d’abrutissement. Tous les matins, après tout cela, les patrons allemands venaient chercher 10, 20 gars selon leur besoin et on partait selon le nombre il y avait toujours les SS, 1, 2, 3 ça dépendait, il y avait toujours les Kapos, 1, 2 ou 3 et il y a toujours les chiens, on nous embarquait sur un chantier où on nous donnait une pelle, une pioche ou du travail et il fallait bosser sous le regard des civils allemands mais aussi des SS et des Kapos. Pendant 12 heures, quelque soit le temps, il fallait bosser avec les coups dès que l’on levait la tête et qu’il y avait un SS ou un Kapo à côté et que l’on arrêtait de bosser parce qu’on en avait marre, on recevait un coup de crosse. Moi, j’ai pu aller travailler à l’usine une fois ce qui m’a donné une trempe supplémentaire car j’ai trouvé à l’intérieur du tour où je travaillais un morceau de pain, c’est un civil qui me l’a donné ou un gars du STO, il y en avait dans l’usine et la plupart du temps ils se sont bien conduits. Les volontaires moins, on a un copain qui a été accusé par une volontaire, qu’on appelait la milicienne, de vouloir s’évader le pauvre vieux est mort, est-ce qu’elle avait entendu une conversation entre lui et un gars du STO je ne sais pas mais toujours est-il qu’elle s’est amenée au camp et ils ont appelé le copain qui a disparu c’était fini il était mort. Mais avec les autres il n’y avait pas de problème, et donc un jour, il y en a un qui m’a donné un bout de pain et il y a eu une alerte donc il y a eu rassemblement, j’ai mis le pain dans mon pantalon, derrière, et il y a eu une fouille à ce moment là et j’étais coincé, le Kapo est tombé sur le pain et ça m’a coûté une trempe et 3 jours de suppression de casse-croûte et c’est les copains qui m’ont nourri. Bien sûr, il a gardé le pain, ça n’a pas été perdu pour tout le monde.

Votre libération a été spéciale.

Oui, elle a été spéciale pour beaucoup. On s’est évadé mais je n’ai pas de mérite, on aurait pu être tué c’est vrai mais enfin on a profité de circonstances, c’était la fin de la guerre, c’était le 28 avril, l’armée allemande était en pleine débandade et on s’est retrouvé sur une route qui ressemble aux routes de notre département, une route très encaissée au fond d’une vallée très encaissée. Il y avait des soldats allemands mais ça courait dans tous les sens, c’était la débandade, il y avait des soldats sur la route, dans les champs, il y en avait de partout, ce qui nous a sauvés. Au départ, on était 500 dans la colonne en rang par 5 et quand on s’est évadé on était en colonne par 1, étaler 500 bonhommes l’un derrière l’autre avec des distances plus ou moins grandes, les SS ne pouvaient plus rien à cause de tout ce qui nous entourait, les soldats et tout, c’était beau à voir pour nous, c’était réjouissant ces gens qui nous avaient nargués pendant 5 ans et qui se débandaient comme des lapins. On s’était passé le mot d’ordre, au moment où vous entendrez sauve-qui-peut vous en profiterez pour vous sauver dans les bois et c’est ce qui s’est passé à la tombée de la nuit, il fallait traverser un champ de 25-30 mètres avant d’arriver au bois et les SS n’ont pas tiré uniquement parce qu’ils risquaient de tuer un de leurs soldats. Ce qui fait qu’il n’y a pas eu de mort dans notre évasion, dans le bois, on se tenait par 5 pour grimper dans cette forêt parce qu’on n’avait plus assez de force pour se tenir tout seul mais enfin on est monté assez haut… tellement haut qu’on est arrivé dans un début d’alpage où il y avait encore de la neige sous les sapins et on a couché là- dedans d’ailleurs.

C’est donc le 28 avril que les Allemands ont décidé de vider votre Kommando.

Oui, parce que l’ordre avait donné par Himmler et son état major de nous faire disparaître, de faire disparaître le maximum de traces de leurs méfaits. On pense qu’on était dirigé vers ce qu’ils ont appelé le réduit autrichien, je suppose que notre disparition n’était possible qu’en nous emmenant au fond d’une vallée et en faisant exploser la montagne sur nous. Nous, on était 500 mais il y en a d’autres qui ont eu le même cheminement. On est parti vers 5-6 heures l’après-midi en colonne et on nous a fait marcher toute la nuit et au petit matin, on nous a faits arrêter parce qu’il fallait quand même que l’on s’arrête pour ne pas engorger les routes. On nous a fait arrêter dans un petit bois qui était marécageux, ils nous ont fait coucher dans la partie marécageuse et non sur la partie sèche, cela faisait partie des occasions car toutes les occasions de brutaliser, de faire crever ou de torturer étaient bonnes, que ce soit une torture morale ou une torture physique d’ailleurs. A chaque fois que l’occasion se présente, ils utilisent la formule qui va vous troubler, qui va vous mettre mal, qui va vous torturer. Donc, ils nous ont fait coucher dans la partie marécageuse autant dire que l’on n’a pas dormi, on n’avait pas mangé non plus et le soir on est reparti et c’est là que l’on s’est sauvé. On s’est évadé et le lendemain matin, on a marché un peu et depuis un promontoire on a vu dans la vallée en bas les premiers camions avec l’étoile blanche américaine alors on est descendu, on était sauvé. Voilà.

Dans la colonne vous étiez 500, que sont devenus ceux qui ne se sont pas évadés ?

On s’est tous évadés, tout le monde, les 500 c’était les 200 Français et les 300 étaient ceux des autres baraques, des Belges, un Anglais, des Hollandais, des Polonais, des Italiens, toutes les nationalités. Tous sont revenus au camp ? Non, chacun est parti de son côté, ils se sont sauvés. Nous, on est revenu parce qu’on était groupé, on était encadré par nos responsables et on attendait qu’ils nous guident mais les Polonais, les Yougoslaves, les autres sont partis de leur côté. Ils ont dû se débrouiller pour rentrer mais ils n’étaient pas groupés comme on l’était, je pense que dans les Kommandos où les Français étaient un ou deux, isolés, ils ont certainement dû se débrouiller aussi.

Les gens avec qui vous vous êtes évadés certains étaient de Haute-Savoie

Oui, mais pour moi en juillet 44, je m’étais amusé avec des copains, des copains de quartier, des copains de tout, ils sont expédiés ailleurs, ça m’a plus choqué qu’autre chose de perdre mes copains, je ne perdais pas tout le monde, les autres sont devenus mes copains mais j’ai perdu mes copains de base.

Comment s’est passée votre rencontre avec les Américains ?

Vous savez les Américains…on a dû tomber sur des Polonais car ils ne demandaient que s’il y avait des Polonais et nous, on ne l’était pas, la seule chose de bien c’est qu’ils nous ont donné leurs rations. Mais là aussi il a fallu faire la police car il fallait faire attention, il ne fallait pas manger sans retenue car quand vous êtes pendant des mois sous-alimentés l’estomac se rétrécit et si tout d’un coup vous le forcez, vous le faites dilater au point qu’il explose, un médecin l’expliquerait mieux que moi, mais il y a eu des morts à cause de cela, c’est vrai. Ma chance c’était qu’on était 350 au départ et 200 à la fin et on s’était désigné des responsables qui jouaient vraiment le rôle de responsables, c’était des copains qui avaient une certaine expérience, qui était des militants, le principal était Chintreuil, Hildebert Chintreuil, c’était un gars formidable, je le considère comme mon père spirituel, il a pris en main tout le monde y compris en donnant des directives pour nous dire de manger un petit peu et de s’arrêter c’était difficile mais on l’a fait. Ensuite, on est revenu au camp parce qu’il fallait bien loger quelque part, à Kempten, on est resté là pendant 8 jours et personne ne s’est occupé de nous, surtout pas les Américains, je ne leur reproche pas ils avaient autre chose à faire. Ce que je leur reproche, c’est qu’un samedi matin, ça devait être le dixième jour, je crois, on était presque tous là dans le camp et on voit arrivé une escouade américaine avec un officier et un civil allemand, ils nous demandent qui était notre responsable, on les emmène à Chintreuil et pendant que l’officier discutait avec lui, l’escouade passait dans les baraques pour prendre toutes les armes que nous avions ramassées entre temps, ils nous ont complètement désarmés. Pendant ces 8 jours, on avait réquisitionné des camions, on était les maîtres et la population allemande on ne l’a pratiquement pas vu, ils devaient être terrés dans leur cave ou ils s’étaient sauvés mais ceux qui étaient restés, je peux vous assurer qu’ils ne sortaient pas, ils avaient surtout peur de nous, donc on avait réquisitionné les armes, tout ce qui nous tombait sous la main et les camions en particulier car notre intention c’était quand même de partir si on ne s’occupait pas de nous. L’Américain présente le civil allemand en nous disant que c’était le nouveau maire de la commune et nous demandant de rendre les camions et Chintreuil a eu le réflexe de dire que nous étions entrain de réparer les camions et que quand ils seraient réparés on les apportera donc marché conclu, les Américains sont partis. A partir de là, on a sonné le rassemblement de tout le monde, on est même allé en ville pour ramasser tous les copains qui pouvaient être ramassés et l’après-midi on est parti en camion, on était 200, donc il y avait 5-6 camions, dans le mien on était 40. C’était des camions à gazogène, ces camions où il y avait une chaudière où il fallait brûler du bois et c’est le gaz brûlé qui fait marcher le camion. Et à moment, mon camion tombe en panne, ça arrive, les copains réparent et on repart et on arrive à une fourche sans savoir quelle voie avaient pris les autres. On prend une route, pas la bonne, qui nous emmène dans des chemins de montagne, à tel point que le camion ne peut plus avancer, alors on descend du camion mais on ne risque pas de pouvoir pousser et on aperçoit une ferme à 200 mètres alors on y est tous allés et on prend les bœufs qui sont là. Les fermiers ne nous ont rien dit, je crois même qu’ils nous ont accompagnés, et avec les bœufs on a tiré le camion jusqu’au sommet de la côte et on est reparti, en arrivant sur le plateau, on sommeillait et le copain qui devait conduire a dû en faire autant à mon avis, et tout d’un coup le camion bascule. Heureusement pour nous, il y a un arbre qui s’est coincé vers la chaudière du gazogène sinon le camion aurait tourné et je ne serais peut-être pas là pour vous en parler. Donc, on était coincé là, il faisait nuit, on était toujours en Allemagne, on avait juste fuit la zone américaine pour aller vers la zone française. On est donc resté là, sans savoir quoi faire, et on voit arriver des phares c’était un GMC de l’armée française, c’était notre premier contact avec des Français, ils ont tiré le camion avec un treuil et ils nous ont dits d’aller à 1 km de là où il y avait un poste de garde pour passer la nuit, et c’est ce que l’on a fait. Le lendemain, on nous a emmenés jusqu’à Bibérac et on nous a remis entre les mains des services de santé de l’armée française, on nous a désinfectés, on nous a tout fait, on est resté pendant 2 jours. Le 3ème jour, on nous a expédiés à Strasbourg dans des petits camions à 4 roues, à 15 par camion et là aussi, pas de pot, le camion tombe en panne, le gars a mis 2 ou 3 heures pour réparer donc on n’a jamais rattrapé les autres. On arrive au pont de Kehl en face de Strasbourg, le pont normal avait été détruit et c’était un pont de bateau qui fermait à 19h et les soldats de garde nous disent que non, on ne passerait pas, il fallait attendre le lendemain, je vous assure qu’à 15 on a dû faire du bruit pour mille parce qu’au bout d’une demi-heure ils sont venus nous dire qu’on pouvait passer. Et là, on a rejoint les autres copains, on était logé à la foire internationale de Strasbourg dans les halls qu’ils avaient transformés en dortoirs mais enfin on était tranquille, on était chez nous.

C’était important donc d’être sur le sol français

Oui, pour nous c’était la fin, et ça nous a permis d’envoyer des télégrammes, c’était la seule fois que l’on communiquait, en Allemagne c’était impossible, communiquer avec qui ? avec quoi ? C’est là que mes parents ont appris que moi j’étais vivant.

Pendant les 8 jours où vous êtes restés au camp, vous n’avez vu personne, pas de médecin, la Croix-Rouge

Non, on n’a vu personne, la seule chose qu’on avait appris c’était justement d’attendre la Croix-Rouge, mais elle avait beaucoup de choses à faire et elle ne pouvait pas être partout. Pendant, 8 jours on a été livré à nous-mêmes, on se débrouillait pour manger, c’est pas compliqué, on allait faucher. Par exemple, à côté du camp de Kempten, des copains sont tombés sur une cave où il y avait des milliers d’hectolitres de vin, il y a des copains qui ne sont pas sérieux mais bon c’est comme ça, et au lieu de mettre des robinets aux douves ils l’enfonçaient à coup de masse donc quand on descendait dans la cave, il y avait plein de vin par terre. Mais bon, après des privations, on n’est pas raisonnable non plus, alors on a bu du vin au lieu de l’eau mais je peux vous assurer qu’on ne s’est pas saoulé, on n’en avait pas la force.

Vous êtes vous débarrassés tout de suite de vos uniformes rayés ?

Non, on les a gardés jusqu’à Bibérac et peut-être même jusqu’à Strasbourg. A Bibérac, ils nous ont désinfectés, je me revois encore baisser ce pantalon donc on l’a peut-être bien gardé jusqu’à Strasbourg, j’ai encore chez moi la capote.

Après Strasbourg, on est passé par un centre de triage, à Romilly, où tout ceux qui étaient rapatrié d’Allemagne, tout, les prisonniers de guerre, déportés, STO, volontaires, tous ceux qui étaient Français ou qui revenaient en France d’Allemagne passaient dans ce centre de triage où on remplissait des fiches, je peux vous dire que l’on a eu affaire aux flics français et aux flics des renseignements généraux et il fallait remplir des fiches, ça a été sérieux et emmerdant car on tenait à peine debout. C’est à Romilly qu’il y a eu toutes ces enquêtes pour savoir qui on était, pourquoi on était en Allemagne, pour nous, ça n’a pas été trop difficile car il suffisait de nous regarder, de regarder notre tenue, notre tête et on voyait très bien d’où on sortait. Mais il y avait quand même des civils français, les STO par exemple ou les volontaires, c’était difficile de les distinguer, les prisonniers de guerre c’était plus facile et encore certains pouvaient être confondus car ils avaient bonne mine, des tenues potables, nous il ne risquait pas d’y avoir confusion.

Mais ça vous a ennuyé qu’on vous pose des questions

Non, parce qu’au camp de Romilly, il y avait tout ce mélange de tout le monde et même des fois des tiraillements entre nous parce qu’il y a toujours des gars qui essaient de se faufiler et on n’aime pas ça. Mais c’était normal que la police française vérifie qui on était, c’est désagréable mais c’était obligé.

Ensuite, on nous a mis dans le train jusqu’à Lyon où nous avons été reçus dans un centre organisé par Berliet, il avait transformé un de ces halls d’exposition en centre d’accueil. Le lendemain, on a tous été dirigés chacun dans nos familles. Le 8 mai, on est arrivé à Strasbourg, c’est pas compliqué, je revois cette scène de 15 gars, de 15 cadavres qui hurlaient comme des veaux, ça devait être impressionnant, et le 12, j’arrivais à Annecy.

Comment s’est passé votre retour à Annecy ?

Bien, la gare d’Annecy était pleine de monde, tous les parents, tout le monde était venu car on les avait prévenus et toutes les familles étaient en contact entre elles, pas seulement les familles du groupe des 25 car on était nombreux d’Annecy à avoir été déporté. Et on devait être dans les premiers à revenir donc toutes les familles étaient là pour savoir, j’ai peut-être mis une heure pour sortir de la gare, porté sans pouvoir marcher tellement c’était pressé et que tout le monde posait des questions. Voilà, c’est sympa, mais bon.

Quelle impression avez-vous eu entre le moment où les SS vous ont fait sortir du camp et le poste de garde français? Cela ressemble à un monstrueux désordre.

Oui c’est vrai, mais on ne s’occupait pas de nous, il fallait qu’on vole mais on a ressenti comme une renaissance, une deuxième naissance, on sortait de… c’était la mort tous les jours… je crois que tous, pendant 11 mois, enfin pas les 15 premiers jours parce qu’il faut s’habituer, savoir dans quoi on tombe même si on nous dit que l’on ne ressortira pas vivant, mais pendant 10 mois je me suis posé la question de savoir si je serai encore vivant le soir. On devait disparaître et tout était bon pour nous tuer, nous assassiner, donc quand on sort de cet enfer même s’il faut aller à la pêche, voler ou autre pour manger, on vivait. Peut-être que si ça avait duré plus longtemps on aurait pensé que c’était salaud de nous avoir laissé tomber mais bon on est en pleine guerre, la guerre n’est pas finie mais on était libre, on était sauvé, à moins de recevoir un coup de fusil ou autre par un SS camouflé, ce sont des accidents qui peuvent arriver mais nous on était vivant, on revenait à la vie.

Avez-vous vu la Croix-Rouge en Allemagne ou à votre retour en France ?

Non, je l’ai aperçue, on l’a tous aperçue, deux fois on a eu la visite de la Croix-Rouge au Kommando. On a su que c’était la Croix-Rouge parce que ça c’est dit, il y avait toujours deux gars qui traversaient le camp avec le SS pour aller dans le bureau du SS mais jamais aucun d’eux ne s’est arrêté pour nous demander qui on était, ce qu’on faisait, quoi que ce soit, je sais pas ce qu’ils se sont dit entre eux mais jamais leur regard ne s’est posé sur nous. Je pense qu’au camp mère ça a dû être pareil et dans les autres camps aussi. Est-ce qu’ils avaient peur, qu’est-ce qu’ils avaient, ça je ne sais pas. De toute façon, je pense que même s’ils avaient manifesté le désir de prendre contact avec nous, les SS ont dû leur dire non.

Et c’est là pendant ces 8 jours, que l’on faisait la chasse à nos Kapos, on n'est jamais tombé sur un SS mais c’est sûr que si on lui avait mis la main dessus, il y passait, et un jour un groupe tombe sur un de nos Kapos qui s’appelait Ludwig. Ils le font prisonnier et l’amènent au camp, on était peut-être une centaine là à se demander ce qu’on allait faire de Ludwig, le mot d’ordre général a été de la pendre. On commence l’opération de pendaison en le faisant monter sur une table, ils font passer une corde sur une poutre, ils descendent la corde, les copains… enfin c’est nous, ce n’était pas moi mais j’étais d’accord pour le faire même si ce n’était pas moi qui avais la main sur la corde j’étais dans la foule, avec les copains. Ils étaient en train de lui passer le nœud autour du cou et il y a Chintreuil qui arrive, il voit la scène, il prend une chaise, il monte dessus et il nous dit « mais vous êtes complètement fous ! Vous êtes entrain de faire ce que vous reprochez à vos bourreaux alors ce n’était pas la peine de les combattre ! » Je vous assure que Ludwig doit sa vie à Chintreuil, ça a arrêté net. Il avait gardé une hauteur de vue dans ces circonstances, c’était un sacré militant. Depuis, cette scène m’est restée gravée et tout son sens aussi. Qu’est-il devenu ? Chintreuil est mort en 1999 à 93 ans, il avait 20 ans de plus que moi.

Dans quel état physique étiez-vous à la sortie du camp ?

J’étais assez maigre bien sûr mais je pense que j’ai de la chance parce que je n’ai pas été le plus amoché même si j’ai mis 4 ou 5 mois pour me remettre, je n’avais pas de maladie comme par exemple Lucien (Lucien Colonel) qui a été en sana, d’autres ont fait des séjours dans les hôpitaux, moi pas. Mes parents m’ont soigné, ils m’ont suralimenté, et au mois d’août, je reprenais le travail chez Zuccolo, et à partir de là, j’ai mené la même vie que n’importe qui. Et moralement ?  Pendant toute l’année 45, c’est parti petit à petit, quand je marchais dans les rues d’Annecy et que j’entendais des pas derrière moi, je me recroquevillais car pour moi c’était un SS qui arrivait, c’était un réflexe, comme quand je voyais un chien, c’était le chien du SS qui allait me sauter dessus. Cela a mis largement 6 mois pour disparaître. Et les cauchemars ?  Alors ça, j’en ai même encore maintenant, moins c’est sûr, mais il y a encore des nuits où je me réveille et je suis dans une condition de prisonnier, de captif, c’est obligé. On ne peut pas rester 11 mois durant dans un cauchemar sans qu’il en reste des traces, c’est obligé.

Avez-vous raconté tout cela à vos parents ?

Non et cela pour deux raisons. La première parce que ce n’était pas possible de raconter… c’était difficile…après guerre, il me semble que les gens n’avaient pas envie d’entendre, ils sortaient de 5 ans de guerre, de privations, d’interdictions donc à la fin de la guerre il fallait changer. Et pour ma mère, il y avait une autre raison, c’est que mon frère n’était pas rentré et toutes les mères, toutes, pendant 2 ans, elles ont toujours cru que le fils allait revenir parce que de temps en temps, il y avait un gars qui refaisait surface après être passé par l’Union Soviétique où il avait été soigné etc. Donc, je n’ai rien dit à ma mère, elle m’en a voulu après mais ça n’a pas duré car un jour, peut-être 2 ans après, ma famille a reçu un avis de décès de mon frère, comme toutes les familles, envoyé par le ministère des anciens combattants, car sur le groupe des 25, il y en a 15 qui ne sont pas revenus. Donc ma mère m’a tout de suite dit « tu le savais qu’il n’allait pas revenir » et bien oui je le savais mais je n’allais pas… ce n’étais pas la peine… Beaucoup de choses font que l’on a raconté des trucs mais… et ce que je n’ai jamais fait, maintenant je peux dire que je peux le regretter avec le recul, mais je suis revenu d’Allemagne à 18 ans et demi, j’étais encore un gamin, à l’époque on était majeur à 21 ans, il y a des choses que je n’osais pas faire, que je n’aimais pas faire, les familles des copains qui m’ont demandé d’aller leur expliquer la vie qu’on avait dans les camps, mais moi, je n’avais pas le courage d’aller leur expliquer, le gamin n’était déjà pas revenu et il fallait leur expliquer dans quelles conditions il était mort, maintenant je peux le dire, mais à l’époque, en 46-47…non, je n’aurais jamais eu ce courage là…pour les faire souffrir encore davantage…pour qu’ils imaginent dans quelles conditions il a pu crever pendant des mois et des mois… pour moi, il valait mieux qu’ils ne sachent pas… Maintenant, si je devais donner une impression, je dirais que je regrette de ne pas l’avoir fait, mais à l’époque…

Quand avez-vous commencé à raconter ?

Longtemps après, je crois que c’est valable pour nous tous, mais c’est vrai que ce qu’on avait à dire était tellement inimaginable qu’on risquait de passer pour des affabulateurs auprès des gens. Il y avait eu quelques articles, quelques récits, mais ça n’allait pas loin. Et, en ce qui me concerne, la prise de conscience a été aidée par les livres de Christian Bernadac qui sont les premiers à avoir vraiment parlé des camps de concentration dans les années 60, je pense que c’est son père qui a été déporté et il a recueilli le récit de son père et il en a fait des livres y compris Les médecins de l’impossible (Editions France-Empire, Paris, 1969) sur l’action des médecins dans les camps, il a vraiment vulgarisé la déportation. Cela a été la première chose qui nous a débloqués et surtout la seconde chose a été la renaissance des groupuscules néo-nazis en France comme un peu partout en Europe mais en France en particulier où il y avait des groupes qui prônaient à nouveau l’idéal du nazisme, etc. On était un groupe assez important dans toute la France à être revenu, on était organisé dans des associations nationales et dans nos congrès, dans nos réunions, on s’est dit que ce n’était pas possible de laisser les nazis relever la tête. Donc, je dirais que l’on a commencé 15 ou 20 ans après à dire ce qu’était le nazisme, ce qu’ils avaient fait. Dans les associations vous en parliez entre vous ? Oui, bien sûr entre nous, on en parlait mais cela ne compte pas. On se retrouvait dans les congrès officiels, nationaux ou départementaux, les assemblées générales où l’on se retrouvait toujours et une fois que l’on avait discuté des quelques problèmes d’actualité, de défense des intérêts des copains et autres, on buvait un coup et de quoi vouliez-vous que l’on parle, de ce qu’on avait fait dans les camps. C’est vrai que l’on a subi un tas de choses qui étaient vraiment… désagréables mais on a quand même des souvenirs de… je ne dirais pas de rigolade… mais des souvenirs de quand on a feinté les Allemands, que ce soit les civils, les SS, on y arrivait toujours… et tout cela reprenait le pas mais on reparlait toujours, on se retrouvait dans le camp.

Vous donnez l’impression que dans votre Kommando ou dans votre groupe, il y avait beaucoup de solidarité

Oh oui, c’est là aussi une chance, c’est que le groupe des Français est resté homogène, ensemble, on n’a pas été séparé au milieu de tous les autres. Quand on est arrivé dans ce Kommando qui était en construction et ça aussi c’est une chance, ce n’était pas un Kommando déjà formé avec les barbelés, l’électrification et tout, on nous a logés dans un cirque sédentaire, il y avait le bâtiment dans lequel il y avait les représentations et l’écurie dans laquelle il devait y avoir toutes les bestioles y compris à mon avis les éléphants et les girafes. Le premier bâtiment était occupé par les Européens et quand on est arrivé, on a eu le droit à cette écurie et dans cette écurie, le toit devait être environ à 10 mètres, vous imaginez la chaleur qu’il y avait là-dedans. Mais bon, on est resté groupé, on s’est organisé, on s’est désigné des responsables et on a conservé une cohésion y compris l’organisation entre les heures où on n’était pas affecté à un travail, où on était censé être tranquille soit entre la soupe et le moment d’aller coucher, soit des fois le dimanche où on nous fichait la paix, on s’organisait une activité y compris de chanter. Avec nous, il y avait des toubibs, des ingénieurs, des professeurs, ils ont été mis à contribution, on faisait des groupes et les gars prenaient un sujet et ils nous expliquaient  et cela nous changeait les idées, vous ne pouvez pas vous imaginer, pendant que le gars nous expliquait, par exemple, comment on construit un pont on ne pensait pas à autre chose.

Peut-être que cela vous a préservé de la déshumanisation ?

Oui, sûrement, c’était une solidarité intellectuelle et morale parce que vous savez le moral descend vite dans ces cas là. Et il y avait aussi la solidarité alimentaire qui se faisait de plusieurs façons par exemple des copains qui allaient dans un Kommando où ils tombaient sur des pommes de terre, c’était interdit bien sûr de les ramasser mais il y avait toujours un tas d’astuces, et ils arrivaient toujours à ramener des patates au camp, il ne fallait pas se faire prendre parce que c’était une trempe à tout casser. Dans l’écurie on avait un poêle central, il fallait se débrouiller pour avoir du bois mais vous savez les Allemands nous appelaient « Organisier » ce qui signifiait voler, c’est peut-être notre réputation plus que les autres mais c’est vrai que ce poêle on le faisait marcher, on mettait une casserole dessus et on faisait cuire ce qui nous tombait sous la main, des betteraves, des patates, des carottes ou n’importe quoi. La plus spectaculaire des actions de solidarité c’est le prélèvement d’une cuillère de soupe dans chacune de nos gamelles, une cuillère de soupe ce n’est rien vraiment, maintenant ce n’est rien, mais je vous assure que quand vous crevez de faim 24 heures sur 24, ce n’est pas votre soupe qui vous empêche de crever de faim mais quand il faut donner sa cuillère et bien… vous le faites, mais c’est dur. C’était pour les plus faibles, 200 cuillères de soupe, vous ça ne vous dit rien, c’est difficile, mais 200 cuillères de soupe prélevées ça fait des fois 10-15 gamelles et des 10-15 gamelles vous les partagez entre 10, 20, 30 plus faibles que nous, ça prolongeait la vie, pour ne pas dire sauver dans certains cas. On faisait cela tous les jours parce qu’on était 200.

Est-ce que cela était dû au fait que vous étiez dans une organisation communiste ?

Non, Chintreuil était communiste, militant CGT, il avait dirigé le syndicat du barrage de Génissiat, il a été un des responsables des syndicats de Lyon, c’était vraiment quelqu’un, c’était un humaniste avant d’être un communiste, disons que son expérience de militant l’avait amené à réfléchir sur beaucoup de choses. Il n’a pas été désigné tout de suite, on en avait désigné un autre que l’on a démissionné un jour parce que le pauvre copain ne faisait pas l’affaire et c’est lui qui l’a remplacé. C’est vrai que dans le groupe, il y avait plus de pro-communistes que de communistes mais c’est le hasard qui veut ça. Il y a eu une compétition entre Chintreuil et  Louis Terrenoire, il a été ministre du général de Gaulle à son retour, c’était un journaliste de l’Aube, journal chrétien d’avant et d’après la guerre, ils se sont donc retrouvés en compétition et c’est vrai que c’est Chintreuil qui a été élu parce que la majorité des 200, à l’époque on était encore peut-être 300, était pro-gauche. Mais il s’est avéré qu’il était vraiment celui qu’il fallait mettre à la tête du groupe, c’est lui par exemple qui a décidé de la règle de donner une cuillère de soupe.

Mais ce n’était pas comme à Buchenwald où il y avait une organisation communiste ?

Il faut faire attention aux comparaisons, c’est vrai qu’à Buchenwald, comme dans tous les autres camps comme à Dachau, il y avait des communistes. Hitler a pris le pouvoir légalement le 30 janvier 1933 et dans le courant du mois de mars, ils ont ouvert le camp de Dachau qui a d’ailleurs servi de camp de formation professionnelle pour les autres camps, les principaux internés ont d’abord été les opposants, d’abord les communistes allemands, ensuite les socialistes allemands, les chrétiens allemands, puis tous les opposants. Donc à Dachau comme à Buchenwald, tous ces communistes qui étaient encore en vie avaient une force qui venait du fait qu’ils parlaient allemand et puis un camp comme Dachau ou Buchenwald, c’est en permanence une ville de 20 000 habitants pour les faire vivre même mal, même si c’est pour les faire crever, il faut des structures soit administratives, soit pour la nourriture, pour l’entretien, etc. Et il se trouve que les communistes allemands qui étaient encore en vie parlaient allemand et avaient des qualités, des connaissances qui les ont amenés à prendre la direction d’une partie du camp parce que les SS ne se salissaient jamais les mains ou alors pour tirer un coup de revolver sur quelqu’un mais pas pour faire un travail.  Ceux qui faisaient le boulot c’était les Kapos, il y a eu deux catégories de Kapos, ceux qu’on appelait les verts, les droits communs que les Allemands avaient envoyés dans les camps, ils ne méritaient pas les camps ces gars là, ils méritaient la prison, mais les Allemands ont ouvert les prisons et ils les ont envoyés dans les camps où ils s’en sont servis comme Kapos. Prenez un droit commun ou un assassin, vous l’envoyez dans un camp et vous lui dites que vous le mettez Kapo et qu’il aura droit de vie ou de mort sur les autres, vous savez moi si je suis assassin, je retrouve mon métier finalement, je n’ai pas le droit de sortir du camp et encore qu’il y a un bordel, mais j’ai le droit de vie ou de mort donc j’attends tranquillement la fin de la guerre. Ludwig était vert ?  Non, c’était un triangle rouge polonais qui parlait allemand mais qui n’aimait pas les Français car il avait fuit la Pologne avant guerre et il s’était engagé dans les brigades internationales en Espagne et quand elles ont reflué et que certaines ont atterri en France, il a été interné par les Français et ce sont eux qui l’ont livré aux Allemands comme ils ont livré d’autres Allemands d’ailleurs. Ce que je lui reproche, c’est de ne pas avoir fait le distinguo entre le gouvernement de Vichy et nous, car nous étions du même bord mais il ne faisait pas le distinguo, pour lui nous étions des salauds.

Avez-vous vu des médecins à votre retour ?

Oui, on a eu des visites mais comme je vous l’ai dit, je n’étais pas trop amoché. Avez-vous subi comme Mme Cilia le scepticisme des médecins ? Non c’est vrai que c’est arrivé mais mon médecin de famille était le Dr Anthonioz, médecin accoucheur de l’hôpital d’Annecy et c’était un Résistant donc il a été ouvert tout de suite, et il a eu comme clientèle tous les déportés tous ceux qui avaient un lien avec la déportation donc je n’ai pas eu ce problème. Mais c’est vrai qu’à cette époque un médecin pouvait très bien être incrédule comme n’importe quel autre Français ou n’importe quelle autre personne.

Et votre grand frère a été arrêté aussi ?

Non, Dominique a fait les Glières et il s’en est réchappé c’est une des compagnies qui est partie en dernier du plateau du côté de Petit Bornand, ils sont descendus plusieurs jours après la bataille des Glières. Il était communiste aussi ? Non pas du tout, il était FTP et à ma connaissance il n’a jamais été communiste. Il appartenait à la compagnie Liberté chérie et après les Glières il a continué à se battre. C’était l’une des deux compagnies FTP qui était au plateau, ils avaient avec eux un Russe qui à mon avis s’est sacrifié pour eux, il était à la mitrailleuse et il a été tué, il y a une plaque pour lui dans la montée du Borne c’est que Constant Paisant raconte dans son livre.

Etant d’origine italienne, avez-vous plus particulièrement souffert que les autres ?

Non car j’ai la chance d’avoir un nom qui n’est pas à consonance italienne mais parce qu’il a été changé, le nom de la famille est Bassan de la région de Rovigo au sud de Venise, il n’a pas été francisé. Vous savez c’est vrai qu’il y a toujours un fond de racisme chez les gens et à l’époque, dans les années 30, les Maghrébins de l’époque c’était les Italiens. Et à la Prairie, on était en nombre mais même avec les familles des Français on était soudé donc je n’ai pas eu à souffrir de ça. Il m’est arrivé de dire à des copains français qui racontaient des histoires racistes sur les Italiens quand ils avaient fini leur histoire, je leur tapais sur l’épaule et je leur disais que j’étais aussi un Rital et je peux vous dire que le plus mal à l’aise ce n’était pas moi. Donc personne ne savait que vous étiez enfant de réfugié italien quand vous avez été arrêté non et ils n’ont pas cherché, quand on a été arrêté et que ce soit en prison ou après dans les camps, on était des Résistants, des opposants donc il n’y avait plus de nationalité. De toute façon, il y avait toutes les nationalités européennes, en gros, ils n’ont pas aimé les Polonais, en gros ils n’ont pas aimé les Ukrainiens pour les mêmes raisons que les Polonais mais après que l’on soit Français, Grec, Yougoslave, Belge, Hollandais, Espagnol, on était tous là pour crever.

Vous n’avez jamais eu de contact avec des déportés raciaux ?

Nous non car il n’y en avait pas à Dachau où alors à la fin quand il y a eu les évacuations mais moi, je n’étais plus au camp. Mais je ne crois pas, je n’ai pas entendu dire qu’il y avait des gars d’Auschwitz revenus à Dachau.

Pourquoi avez-vous monté des associations de déportés après la guerre ?

Dès octobre 45, on a créé des associations pour nous c’était la FNDIRP (Fédération Nationale des Déportés et Internés Résistants et Patriotes) pour la défense de nos droits car à l’époque il n’y avait rien, l’administration n’avait pas prévu qu’elle allait se retrouver face à des gars arrêtés pour des raisons raciales ou pour s’être engagés dans un mouvement de résistance, les mouvements de résistance ce n’est quand même pas l’armée, cela n’a rien à voir. Vous savez l’armée vous mobilise un jour, elle vous envoie un ordre de mission et vous y allez. Mais l’engagement dans la Résistance était secret alors après la guerre, il fallait des preuves, beaucoup se sont déclarés Résistants sans l’avoir jamais été parce que c’est facile de le dire mais encore faut-il amener des preuves. Donc il a fallu se défendre et il y avait les familles des copains qui n’étaient pas revenus, il n’y avait rien de prévu et je vous assure qu’il a fallu se battre pour monter des législations pour leur permettre d’être défendu, moralement et matériellement surtout au départ. Aujourd’hui, ces associations ont un but plus moral qu’autre chose, tout l’aspect matériel a été réglé mais pas parce qu’on nous a dits vous êtes gentil, on va vous le régler, il a fallu se battre et je peux vous dire que des manifestations aussi bien départementales que nationales, on en a fait quelques-unes unes. Par exemple, la première législation faisait un distinguo entre les déportés politiques et les déportés résistants, les droits n’étaient pas les mêmes et on s’est battu pendant des années avant d’obtenir gain de cause dans le milieu des années 70. Pourquoi ? Parce qu’un résistant c’est un soldat donc comme tous les soldats de 14, d’Algérie, d’Indochine etc. Il a des droits inscrits dans la législation depuis longtemps, un politique c’est un gars qui faut aider mais il ne représente les mêmes qualités qu’un résistant. Cela a été des bagarres sans fin, des manifestations, des délégations à l’Assemblée Nationale ou au ministère. Et par exemple, moi, j’ai dû partir faire mon régiment, ils m’ont mis dans la classe 47 au lieu d’être dans la classe 46 donc en novembre 47, j’ai reçu l’ordre d’aller faire mon régiment, je suis alors à l’Intendance (lieu de l’emprisonnement) là où sont les bureaux militaires et ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire, je devais me rendre dans ma caserne et ensuite faire les démarches nécessaires. Je suis donc parti à Montluçon en novembre 47, pendant les grandes grèves de 47, et à Montluçon, il y a les usines Dunlop et un soir 3 officiers descendent en ville et des grévistes les ont cravatés, ils ne les ont pas déshabillés complètement mais ils les ont désarmés. Les officiers rentrent à la caserne et branle bas de combat, la caserne allait être attaquée donc il y a eu de nouveau mobilisation et là ils nous ont donné des habits et des armes car on n’avait toujours pas d’arme, c’était quand même très désorganisé. Et comme j’avais eu le temps d’expliquer ma situation, en ma qualité de résistant, ces chameaux m’ont donné un fusil mitrailleur.

Y a-t-il des archives de  l’Intendance ?

Non, il n’y a rien, les Allemands n’ont pas donné de compte sauf quand il y avait une convention qui permettait aux Français de demander aux Allemands qui ils avaient arrêté et pourquoi mais sinon, la France n’a pas d’archives sauf celles qui leur sont tombées dans les mains par hasard. Mais par contre toutes les arrestations faites par une institution française, gendarmerie, police, milice, il y a dû avoir des rapports aux renseignements généraux donc il doit y avoir des archives qui ne sont pas encore ouvertes ce qui explique d’ailleurs qu’il n’y ai pas eu de procès de Vichy, contrairement à d’autres pays, peut-être par peur de tomber sur quelque chose de trop gros. Il y a deux exemples, le premier c’est Touvier, quand on sait que la milice a eu beaucoup de renseignements, c’est une chose mais quand la milice allait dans une famille arrêter les gens, la milice a pillé tout ce qu’elle a pu que ce soit en numéraire ou en valeurs, tout cela s’est partagé, je pense que les miliciens eux-même avaient leur petite part et la milice entant qu’organisation avait le gros paquet, voilà un gars qui doit tout savoir de ça, aussi bien où sont les fiches de renseignements qu’ils ont recueillies que le butin, ce gars-là pendant presque 40 ans il se planque puis on finit par le faire prendre ou plutôt on nous le donne et on lui fait un procès durant lequel on ne parle pas ni du rôle qu’il a joué, ni de ce que sont devenus les renseignements, ni d’où à passer le butin, vous trouvez ça normal ? Pas moi, je pense qu’il y a quelqu’un qui est toujours bénéficiaire de quelque chose si ce n’est pas des valeurs, c’est des renseignements et on a un gouvernement et une justice qui n’est pas curieuse ? Le deuxième cas c’est Barbi, chef de la Gestapo à Lyon, c’est lui qui arrête Jean Moulin et en 2004, on en est encore à se demander qui a vendu Jean Moulin, on a entre les mains celui qui l’a arrêté donc celui à qui on est allé vendre Jean Moulin, on fait son procès et on n’apprend pas qui a vendu Jean Moulin, vous ne croyez pas qu’il n’y a pas un défaut ? Un accord entre Barbi, les gouvernements allemand et français ? On ne parle que des 8 juifs qui ont été arrêté, vous trouvez ça normal ? Parce que pour moi, l’unificateur de la Résistance ce n’était pas seulement la Résistance à l’occupation c’était aussi un projet de société, c’était le programme du CNR et ce projet a été signé par tout le monde, tout le monde à participer à la construction de ce programme qui a ensuite été réalisé en partie. Et donc en ayant Barbi entre les mains on parle de tout sauf de celui qui l’a vendu ?

Comment avez-vous suivi le procès de Nuremberg ? Je l’ai suivi, c’était en 45-46, j’ai lu des articles et le peu de choses que je savais, je trouvais cela formidable malgré tout. Cela donnait un peu l’impression de nous rendre justice. Mais vous savez, rappelez-vous, Hitler est arrêté comme conspirateur en 23, il écrit un livre, Mein Kampf où il explique tout ce qu’il a fait par la suite, et ce livre a sûrement été lu par tous nos responsables, au moins les ambassadeurs, ont-ils seulement cru qu’un jour il prendrait le pouvoir ? Ce qui est sûr c’est qu’ils n’ont jamais pris les mesures pour empêcher une telle réalisation. Dans les années36, 37, 38 on a toujours reculé devant lui et Vichy a été vraiment la capitulation du gouvernement français.